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peu lu. Mais ses lectures étaient originales. Il était curieux. Il ne lisait pas ce que lisait le monde. Il se dirigeait d’instinct vers les penseurs un peu abstraits, quelquefois excentriques, et se laissait peu aller aux engouemens littéraires d’alentour. Il faut qu’il ait peu lu Chateaubriand ou l’ait peu goûté, pour avoir dit en 1818 : « Le sceptre de l’imagination est à prendre. « Mais il a lu Charles Bonnet, à qui il emprunte le terme de Palingénésie, et que plus d’une fois il loue très fort. Il a lu Boulanger ; il a lu ce singulier et curieux Fabre d’Olivet ; il a lu de Bonald ; il a lu de Maistre, qu’il n’aime pas, et qu’il apprécie assez bien : « Je dirai volontiers à M. de Maistre et à ses disciples : vous êtes les juifs de l’ancienne loi, et nous sommes les chrétiens de la loi de grâce. » Surtout il a lu Vico, avant Michelet, je crois, et à coup sûr en même temps que lui, et il est tout pénétré de la pensée du philosophe napolitain, à une époque où cette pensée était presque absolument inconnue en France. Cent fois il rend à Vico le plus solennel hommage. On peut dire que Vico est son maître par excellence. C’est chez lui qu’il a pris : 1° cette idée qu’il y a une philosophie de l’histoire ; 2° que cette philosophie de l’histoire doit être cherchée plus qu’ailleurs dans les traditions les plus anciennes, c’est-à-dire sous les voiles des mythes préhistoriques ; 3° que cette philosophie de l’histoire démontre que le progrès existe ; 4° qu’elle s’accommode au dogme de la Providence, à la religion chrétienne et catholique ; et que par conséquent le progrès est providentiel, et peut être et doit être chrétien. — On peut en effet trouver tout cela dans Vico sans le trahir ; et Ballanche, chrétien de foi, mais très enclin à l’idée de progrès, dut trouver en Vico une occasion et une autorité confusément souhaitées pour s’écarter de « l’immobile Bossuet, » et s’attacher à un providentialisme sérieux, mais large et aisé, et à un christianisme sincère, mais susceptible d’évolution et de renouvellement. — Car Vico, comme Bossuet, a prétendu donner « une démonstration historique de la Providence ; mais Vico est un Bossuet essentiellement laïque, qui semble placer la providence au centre et au sein de l’humanité, au lieu de la placer, impérieuse, bien au-dessus d’elle, d’où il suit que sa providence paraît suivre l’humanité dans ses démarches plutôt que de les dirige. Cela fait de grandes différences, mais qui n’étaient point pour déplaire à Ballanche. Il était, ou voulait être, très moderne, en même temps qu’il était très réactionnaire. Il trouva dans Vico, ou crut y trouver, de quoi satisfaire à ces deux instincts. Telles furent les sources diverses de la philosophie de Ballanche. Suivons-le maintenant dans le développement successif, très incertain, mais finalement assez original et assez intéressant de son esprit.