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conséquence ; mais il n’en continue pas moins à subir la fascination première : il la subira tout le long de sa vie ! Quant à ce Giuliano della Rovere qui vient d’être élevé sur le trône de saint Pierre (26 novembre 1503) et que l’Italie appellera bientôt il pontefice terribile[1], le fin diplomate des bords de l’Amo n’en fait pas grand cas, en somme, et ne lui porte le moindre intérêt, pas même celui de la curiosité. Il ne se doute guère qu’il est là en présence de quelqu’un d’extraordinaire, — d’un uomo singulare, pour employer l’expression favorite du temps ; — c’est tout au plus qu’il lui fait crédit et honneur de quelque bon assassinat politique, du meurtre du duc de Valentinois par exemple. Le bruit en a couru, en effet, à Rome, et le secrétaire d’État aussitôt d’écrire avec allégresse : « Le pape commence à payer ses dettes, et très honorablement ; » mais la nouvelle, par malheur, ne s’est point confirmée… Trois ans plus tard, et chargé d’une seconde mission auprès de la cour de Rome, Machiavel rencontre le pape (à Nepi) déjà en marche sur Pérouse et Bologne, qu’il se propose d’arracher aux Baglioni et aux Bentivogli. Précédé du saint-sacrement, entouré de vingt-deux cardinaux, le successeur des apôtres commande ses troupes en personne, et cela à une époque où empereurs et rois, — un Maximilien d’Autriche, un Louis de France, un Ferdinand d’Espagne, — se tiennent loin du tumulte des batailles, laissent tout faire par leurs généraux. Le piquant spectacle ne suggère à l’envoyé toscan aucune réflexion originale, aucune appréhension ; sa haine même de l’Église, ce sentiment si fort chez lui, si tenace, ne l’avertit pas que le pouvoir temporel des papes va être fondé pour des siècles ! .. Décidément, le politique et l’observateur réputé si infaillible fait preuve, en cette occasion du moins, de très peu de sagacité et de prévoyance. Le prévoyant ici, ou pour mieux dire le voyant, c’est bien plutôt cet autre Florentin, nullement homme politique, mais homme de génie, et « terrible » lui aussi. Dans le fameux projet de monument que Michel-Ange esquisse, dès le début du règne (mars 1505), sur la commande et à la gloire de Jules II, celui-ci apparaît déjà tel qu’il restera pour nous dans l’histoire : conquérant farouche des provinces et promoteur magnanime des arts, — vrai pontifex maximum de la renaissance. Le projet ne dit rien, et pour cause, du chrétien, du prêtre, du pasteur d’âmes…

Le monument commandé, chose bizarre, est une tombe, une

  1. Sous le mot terribile, les Italiens du XVIe siècle entendaient une certaine fougue de caractère combinée avec une grande élévation dans les idées. Ils parlaient de la terribilità dans l’art de Michel-Ange. È un uomo terribile, disait de Buonarroti le pape Léon X à Sébastien del Piombo.