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n’y sont gênés. Qu’il n’est pas habitant de cette terre, il le sait très bien, et avec cette emphase naïve, très familière aux rêveurs et qui chez eux ne déplaît pas, il dit, — je traduis d’avance, pour qu’on comprenne, — il dit d’une jeune personne qui n’avait pas voulu l’épouser : « 14 août 1825, date bien funeste, que j’ai longtemps ignorée, et dont je n’ai jamais été averti par aucun pressentiment ; du moins, si une corde de ma lyre a rendu un son funèbre, le mouvement du monde m’a empêché de l’entendre ; le 14 août, une belle et noble créature qui m’était jadis apparue et qui habitait loin des lieux où j’habitais moi-même, une belle et noble créature, jeune fille alors, à qui j’avais demandé toutes les promesses d’un si riche avenir, est allée visiter à mon insu les régions de la vie réelle et immuable, après avoir refusé de parcourir avec moi celles de la vie d’illusions et de changemens. » — En vérité, cette jeune fille, il le sent, en partant pour un autre monde, était allée le rejoindre.

Ballanche est, de plus, un Lyonnais qui a vingt-cinq ans en 1801. Il a vu la révolution, affreuse partout, épouvantable, comme on sait, à Lyon, et il a gardé, de ces scènes horribles, un souvenir que l’on retrouve à peu près dans tous ses ouvrages. Son imagination en a été ébranlée pour toujours. La vision du meurtre mêlé à l’histoire, et en faisant partie intégrante, nécessaire peut-être, ayant un sens par conséquent, et un sens qu’il s’agit de comprendre et d’interpréter, deviendra peu à peu chez lui tout un système, confus, mais tout un système, de philosophie historique. Remarquez-vous comme les hommes de ce temps sont obsédés de l’idée du meurtre ? De Maistre imagine le caractère providentiel du sang versé, et en fait toute une théorie rébarbative à l’appui de son système. De Donald, dans un chef-d’œuvre de périphrase, demande « qu’on envoie le sacrilège devant son juge naturel. » Chateaubriand, dans ses œuvres politiques, a plus d’une phrase féroce. Ces gens-là ont vu tuer. Cela donne des idées aux hommes d’imagination. Des Soirées de Saint-Pétersbourg au Prêtre de Némi on pourrait trouver toute une littérature contenant les diverses philosophies du meurtre politique et religieux. Le doux Ballanche en a fourni un chapitre, et non pas, comme nous le verrons, le moins curieux. Il s’est demandé pendant sa jeunesse : « Pourquoi les hommes se massacrent-ils au nom des idées qu’ils croient avoir ? Il doit être à cela une raison ; mais une raison élevée, une raison philosophique, une raison qui se rattaché au plan du monde, une belle raison. » Il a essayé de la trouver, dans son âge mûr. — Enfin, il faut savoir quelle a été l’éducation intellectuelle de Ballanche. Elle n’est pas très variée. Il me semble qu’il a