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fois contribuent à en former un. Tout ce qui a été, en notre siècle, mêlé de mysticisme, ou simplement religieux avec une certaine profondeur, peut donc être rattaché à lui, ou du moins tient à lui par certaines affinités. C’est une des personnes morales les plus curieuses à étudier, et les moins connues du reste, de tout notre siècle. Je voudrais en fixer ici les principaux traits.

I

Il était Lyonnais, et s’en est toujours souvenu avec plaisir et avec fierté, comme tous les Lyonnais. Dès son premier ouvrage il veut qu’on le sache, et date son livre, en quelque sorte, par les lignes suivantes : « Rians Ménales de Sainte-Foy, grottes de Fontoncières, rochers romantiques de l’île Barbe, amoureuses Tempes d’EculIy et de Roche-Cardon, rives si magnifiques et si sentimentales de la Saône… » Plus tard, en 1818, en 1828, le Lyonnais se retrouve dans certaines comparaisons qui ne viendraient à l’esprit ni d’un Parisien ni d’un Provençal : « Les opinions humaines ne ressemblent donc point à la pièce de toile que le tisserand commence et achève, elles se croisent, et se feutrent, pour ainsi dire : la trame est de tous les jours, la chaîne est éternelle. » — « La fragile nacelle d’Orphée fendait les flots comme une navette qui court le long de la trame du tisserand. » — Il était Lyonnais. Tous ces Lyonnais sont volontiers rêveurs, imaginatifs, irréels et mystiques. Ce sont nos Allemands. Poètes, de Maurice Sève à Laprade, ils sont symbolistes ; penseurs, d’Antoine Favre à Edgar Quinet, ils sont abstraits de tout leur cœur, amoureux des mythes et des figures. Quels qu’ils soient, l’obscurité des idées ne les effraie pas, si l’on ne peut pas dire qu’elle les attire et les retient. Ils sont graves et lents, et d’une très forte vie intérieure. La clarté et la vivacité françaises ne leur agréent jamais qu’à moitié. Très intelligens et infiniment amoureux des idées, ce sont des intelligences à seconde vue, à qui manque quelquefois la première. Ballanche est le type du Lyonnais, jusqu’à en être parfois un commencement de parodie. Ce caractère en lui fut persistant, ineffaçable. Il traversa Paris, le plus beau Paris, le monde, et le plus beau monde, et en fut aimé, sans cesser de rester provincial, ce qui n’est pas mauvais du tout, et de sa province, ce qui est peut-être moins bon. Il resta abstrait, renfermé et doux, ne laissant pas d’être aimable quelquefois, sans y songer, par une distraction de plus. Il était de ceux qui ne vivent point en ce monde, ce qui n’est pas à dire, et au contraire, qu’ils n’y soient pas à l’aise ; car ils n’y gênent personne, et par personne