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dont la figure nous séduit moins encore que la douceur de vivre avec elles. Au reste, il ne tenait qu’à moi de me loger à ma guise. M. Brogues s’était montré libéral jusqu’à l’excès, il m’avait forcé la main, et j’arrivais avec douze mille francs dans ma poche. C’en était assez pour pouvoir attendre et pour avoir droit à un peu d’ozone. Je trouvai à un cinquième étage de la rue Médicis un appartement de quatre pièces, où nous étions à l’aise, mes livres et moi. Mes fenêtres et mon balcon donnaient sur le jardin du Luxembourg, que j’ai toujours aimé ; mais les imaginations malades ne guérissent pas en un jour, et à de certaines heures, il m’aurait plu davantage si j’avais pu remplacer ses arbres et ses statues par des ceps et des échalas.

Pendant deux mois, je me condamnai à une étroite réclusion et je travaillai avec acharnement. J’avais achevé le premier volume de mon gros livre ; il ne me restait plus qu’à le revoir, à le mettre au net, c’est dire qu’il me restait beaucoup à faire. Je travaillais le jour, je travaillais la nuit. Quand je crus pouvoir déclarer, comme l’Éternel, que mon ouvrage était fini et que j’en étais content, je m’échappai de ma prison, je fis sans plaisir de nombreuses visites, pour renouer d’anciennes relations, pour me rappeler au souvenir des gens qui pouvaient m’être utiles. Mes anciens maîtres me reçurent avec plus de politesse que d’empressement. L’Université est une maîtresse jalouse, qui ne pardonne pas les infidélités. J’en avais usé trop cavalièrement avec elle, et elle me fit sentir qu’elle n’aimait pas les précepteurs, que, si ce métier m’a gréait, j’étais libre de le faire jusqu’à ma mort. Mais je trouvai ailleurs plus de secours. Un éminent helléniste, M. Linois, membre de l’Académie des inscriptions, m’accueillit paternellement. Depuis longtemps il me voulait du bien. On n’écrit pas une histoire de la philosophie arabe sans s’occuper beaucoup d’Aristote, et M. Linois connaissait son Aristote comme personne. Je l’avais souvent consulté, et son obligeance n’avait jamais été en défaut. Il s’intéressait vivement à mon travail ; il aimait, disait-il, les choses bien faites, et il rangeait ma thèse de docteur au nombre des choses très bien faites. Cet helléniste n’était pas seulement un savant distingué, d’une complaisance à toute épreuve ; il avait le cœur chaud et les bras longs. Il se remua, il s’intrigua, et un matin, il gravit mes cinq étages pour me dire :

— L’affaire est dans le sac. Vous n’aurez que la peine de porter votre copie à l’Imprimerie nationale, votre livre paraîtra dans les meilleures conditions, et vous deviendrez un grand homme sans débourser un sou.

Ce matin même, j’avais reçu de Mon-Désir deux lièvres et deux faisans dans une bourriche, accompagnée d’un caisson contenant