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s’épient, se jalousent et se trahissent jusque sous la botte du vainqueur ; à les voir si divisés, si pauvres d’intelligence et de volonté pour la défense de leur cause, on est presque tenté d’amoindrir les exploits de nos demi-brigades, quand elles culbutaient de pareils adversaires. — Non pas médiocre, à coup sûr, le maître de ces troupeaux, mais révoltant parfois de fourbe et de cruauté ; haï par son entourage, subi comme un fléau nécessaire, guetté aux heures critiques par ceux qu’il avait élevés si haut, et qui n’aspiraient qu’à le renverser. Parmi toutes ces vies insignes, on cherche celle qu’un homme pourrait envier, du bord de la tombe ; on ne trouve pas. Pour trouver, il faut chercher ailleurs, non point plus bas, mais plus à l’ombre, dans les retraites où quelques rêveurs semaient la graine impérissable : Goethe, le grand ancêtre, achevant son Faust dans la maison de Weimar, Chateaubriand pétrissant l’âme de son siècle à la Vallée-aux-Loups, Lamartine jetant ses premiers vers aux rochers d’Ischia, Byron et Shelley croisant leurs voiles sur les mers… Tels sont, dans l’Europe d’alors, ceux qu’on envie et qu’on aperçoit à distance, grandissant toujours derrière le brouillard où s’enfoncent les parades royales, les tueries de la chair à canon, les ruses des ministres, les vociférations des tribuns, les bourdonnemens des agens secrets.

Le fils du comte d’Antraigues a vécu obscur et bizarre, il est mort à Dijon dans la gêne, pensionné par Napoléon III. Le nom s’est éteint. Des biens et des châteaux de cette maison, pillés, confisqués sous la Terreur, il ne reste que des amas de ruines aux flancs de nos gravennes volcaniques. Par un doux matin de septembre, je montais naguère à un ermitage blotti dans les châtaigneraies, à quelques portées de fusil au-dessus d’Antraigues. J’y trouvai un religieux du tiers-ordre de Saint-François, qui balayait son petit oratoire. Il vivait là, seul, depuis longtemps, me dit-il, et heureux ; l’hiver, sous la neige ; l’été, réjoui par quelques jolies fleurs qu’il cultive, par les eaux vives qui font ce lieu charmant, par l’horizon qu’on embrasse de sa logette : plans fuyans de pays déroulés entre les forêts, et qui vont, par-dessus les monts des Maures, se fondre dans le bleu lumineux des vapeurs du sud. — Celui-là aussi, on peut l’envier ; plus peut-être que les élus de la gloire humaine. — Si nous étions encore au temps des légendes, je me persuaderais volontiers que l’ermite d’Antraigues est Louis de Launai, caché sous ce froc, revenu à sa seigneurie et aux lieux de son enfance, pour expier, oublier, et trouver enfin ce que la vie ne lui donna jamais : la paix, le contentement dans le silence.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.