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D’Antraigues : — Mais la France est-elle assez vile pour souffrir un Corse ? — Champagny : — Oui, ce n’est pas avilissement absolu, c’est besoin un peu, c’est lassitude : elle appelle le médecin, il peut opérer à son gré à présent. — D’Antraigues : — Mais Bonaparte fondera donc une monarchie ? — Champagny : — Oui, il fondera une monarchie, mais pas pour sa famille, cela est impossible : le danger passé et l’ordre rétabli, ce sera tout au plus s’il monte sur le trône pendant sa vie… Le parti qui le porte là est bien décidé à ne faire en le couronnant qu’une monarchie absolue. Car toutes nos idées, mon cher comte, sont des rêves, nous n’avons pas connu en Vivarais les Français : avec tout votre talent, vous ne connaissiez que les Grecs et les Romains de l’histoire. Cela est fini, il faut une monarchie absolue, et vous et moi nous vivrons un jour sous un monarque absolu… — D’Antraigues : — Supposons Bonaparte devenu inutile, ou mort, ou assassiné. Croyez-vous que l’on puisse revenir à Louis XVIII ? — Champagny : — Oh ! quel caractère connaissez-vous à cet homme faux et lâche ? Je vous déclare que je n’en parlerai jamais sans passion… Il ne vaudrait pas la peine de faire une monarchie pour une telle chute… Il faut que la France appelle son roi et non qu’il vienne à elle, qu’elle le place et non qu’il se replace. J’ai vu il y a quinze mois une quantité de sénateurs, de généraux, même des ministres prévoir cet événement, et plutôt décidés à choisir un Bourbon qu’un autre, mais je n’ai vu balancer qu’entre deux personnes, le duc d’Enghien et le duc d’Orléans… Le père du duc d’Orléans nous a fait trop de mal… On le préférerait à tous les autres de sa famille, mais on préfère Enghien à lui. On l’a même pressenti à ce sujet ; Barthélémy a eu des moyens de le faire tâter… » J’abrège à regret la citation : toute cette conversation est à lire, elle éclaire le fond des cœurs à ce moment de notre histoire.

La mort de Paul Ier et l’avènement d’Alexandre raccommodèrent les affaires de d’Antraigues avec la Russie. Il trouva dans Czartoryski un protecteur solide, qui s’engoua de lui sans le connaître, et grandit la situation du diplomate interlope à l’ambassade de Vienne d’abord, puis à la légation de Dresde, quand le cabinet autrichien réclama l’éloignement d’un homme qu’il considérait comme un espion moscovite. À Dresde, l’émigré dirigea une manière de légation indépendante, irresponsable ; ce fut le plus beau temps de sa vie. Mieux soutenu, mieux décoré, mieux rente, il tenait ses assises dans une vaste maison à deux issues, où affluaient toute la basse police et la diplomatie souterraine de l’Europe. Avec une audace prodigieuse, il interceptait les courriers français, prussiens, autrichiens, il achetait ou volait les dépêches