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l’agent royaliste d’avoir cédé à l’épouvante ou aux promesses, d’avoir vendu les secrets du parti. De fâcheuses apparences corroboraient ce sentiment : à son retour de Monbello, le détenu fut transféré de la citadelle dans un palais de Milan, sous une surveillance illusoire ; sa femme, comblée de prévenances par Mme Bonaparte, put préparer une évasion dont le héros devait faire plus tard un récit dramatique, mais qui s’effectua en réalité sans difficultés et sans péril.

Après l’affaire du portefeuille, Louis XVIII cessa toute relation avec son ancien émissaire ; d’Avaray, qui appelait d’Antraigues « la fleur des drôles, » posait à son maître ce dilemme : « Ou il mérite les petites maisons, s’il a été capable d’une telle imprudence ; ou il mérite la corde, s’il a livré ce secret pour se tirer d’affaire. » L’agent remercié répondit en menaçant le prétendant de la divulgation du dossier Malesherbes. Brûlé pour un temps, d’Antraigues avait de quoi consoler son amour-propre ; il pouvait se dire qu’une fois enfin, sa main mettait en mouvement les grosses machines de l’histoire : le 18 fructidor était bien son œuvre. Confiant dans son génie, il tint tête à la clameur des émigrés : il se refit vite un nouveau personnage, sur le théâtre où nous allons le voir rebondir avec son élasticité éprouvée.


III

Ce théâtre est l’Allemagne : Vienne d’abord, de 1798 à 1802 ; Dresde ensuite, de 1802 à 1806. Les débuts à Vienne furent malaisés. Accueilli par ses patrons russes avec une extrême froideur, d’Antraigues se retourna du côté autrichien ; il habitua Thugut à son bavardage et s’insinua par de petits services. Sa bonne étoile voulut que l’ambassadeur de France, Champagny, fût un ancien camarade de jeunesse, incapable d’acharnement contre l’ennemi déclaré de la république. Les deux Français se rencontrèrent : M. Pingaud rapporte, d’après les papiers manuscrits, l’un des entretiens qu’ils eurent ensemble. C’était en 1802, au lendemain du concordat, deux mois avant la proclamation du consulat à vie. Les idées de Champagny sur l’avenir de Bonaparte et de la France reflètent avec fidélité celles de son maître Talleyrand. « Bonaparte est un tyran, disait l’ambassadeur, il a des manières insupportables pour tout ce qui l’entoure ; son ambition n’est pas satisfaite ; il veut être roi de France, et il le sera. Il a un caractère très décidé, et il ose : voilà de grandes qualités avec la vieille Europe et ses pauvres rois… Bonaparte, malgré tout ce qu’il va faire, sera dans cent ans reconnu pour le sauveur de la France. —