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général en chef de l’armée du Rhin. Fidèle à ses prudentes habitudes, d’Antraigues nota sur l’heure la conversation de Montgaillard et classa le document dans un de ses portefeuilles. Peu de temps après, les succès foudroyans du général Bonaparte amenaient les soldats du Directoire aux portes de Venise (mai 1797). La légation russe demanda ses passeports ; Mordvinof se replia sur Trieste avec tout le personnel de la mission, y compris d’Antraigues et sa compagne. À Trieste, les voitures furent arrêtées : Bernadotte exhiba un ordre de Bonaparte, qui lui enjoignait de retenir l’émigré français. Malgré les protestations du ministre, on s’assura de la personne et des effets de son collaborateur. Dans le désordre de cette alerte, la Saint-Huberty eut le temps et la présence d’esprit de détruire le contenu de deux portefeuilles sur trois. Ce fut à cette occasion, et en prenant congé de ses collègues russes, que le prisonnier leur présenta pour la première fois sa femme sous le nom de comtesse d’Antraigues. Le même soir, une chaise de poste le transportait à Milan, avec le seul portefeuille demeuré intact, et qui allait devenir fameux dans l’histoire.

Tandis qu’on internait l’émigré à la citadelle, Bonaparte faisait ouvrir dans son cabinet ce portefeuille ; au milieu de vieilles lettres de Rousseau et de papiers sans importance, il y trouvait la conversation de Montgaillard, les indications qui devaient perdre Pichegru. Dans la nuit du 1er juin, il mandait d’Antraigues à son quartier de Monbello et s’enfermait avec lui durant plusieurs heures. — Que se passa-t-il dans cette mémorable entrevue d’où allait sortir le 18 fructidor ? On ne le saura jamais exactement, et M. Pingaud ne peut nous proposer que des hypothèses. Autant de sources, autant de versions. S’il faut en croire d’Antraigues, l’entrevue fut tragique, avec les violences habituelles à Bonaparte. D’après le Mémorial, la bienveillance du général aurait gagné l’émigré et provoqué les révélations. Une seule chose est certaine : un document, écrit tout entier de la main de d’Antraigues, et connu des historiens sous le nom de Conversation de Montgaillard, partait quelques jours plus tard pour Paris ; ce document dénonçait au Directoire le double jeu de Pichegru et d’autres suspects ; il n’y était fait aucune mention du général Bonaparte, de ses rapports avec les agens de l’émigration. — Impudente falsification du Corse, affirmait dans la suite d’Antraigues ; n’ayant pu obtenir de son prisonnier qu’il signât sous le coup des menaces une pièce préparée, le fourbe avait remanié lui-même la véritable conversation de Montgaillard, retranchant tout ce qui le compromettait, envenimant ce qui pouvait perdre un rival. — L’opinion de l’Europe, celle de l’émigration en particulier, jugea autrement : elle accusa