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Rentré en France, d’Antraigues partage ses loisirs entre Paris et le Vivarais. À Paris, il vit dans la société des gens de lettres, de finance et de théâtre ; passionné tour à tour pour Bernardin de Saint-Pierre, pour les aérostats de son compatriote Montgolfier, pour les réformes de Necker. Sa liaison avec la Saint-Huberty, qui allait devenir la compagne de sa vie errante et porter bientôt son nom, commença en 1784 : au moment où la célèbre chanteuse faisait fureur dans la Didon de Piccini[1]. D’Antraigues ne se piquait pas d’un rigorisme assez rare à cette époque, car les deux amans s’accommodaient de vivre dans la petite maison de Groslay, donnée à la déesse par l’honnête comte Turconi, l’un de ses adorateurs ; ni d’une fidélité encore plus rare chez ses pareils, et qui souffrait des distractions galantes avec quelques femmes de la cour. Une planche de Carmontelle représente notre héros au temps de ses succès, fort agréable de visage, avec cet air spirituel et dégagé qui faisait dire à la Saint-Huberty : « Prête-moi un peu de ton toupet, et je leur ferai des histoires qui n’auront ni queue ni tête. » Il en fit de telles à tous les cabinets de l’Europe, durant un quart de siècle.

L’homme d’étude se reprenait dans sa retraite laborieuse de la Bastide ; on y dissertait sur les vices de l’État entre provinciaux mécontens, avec le prieur Malosse et ce plat intrigant de Soulavie, alors vicaire à Antraigues. De ces méditations et de ces conciliabules sortit le Mémoire sur les états-généraux, leurs droits et la manière de les convoquer, imprimé à Avignon en 1788, tiré aussitôt à quatorze éditions. Du jour au lendemain, le nom du comte d’Antraigues fut fameux, applaudi à outrance dans tous les cercles de frondeurs et d’impatiens. L’écrivain vitupérait en termes acerbes « la corruption des cours, » la noblesse, qu’il qualifiait « d’épouvantable fléau, » les administrations provinciales, et en particulier la tyrannie des États de Languedoc. Était-il alors un théoricien de liberté à la Montesquieu, un enthousiaste du système anglais, ou un démocrate selon son maître Rousseau ? Rien de tout cela, semble-t-il, mais un féodal aigri. Faute de connaître les premiers écrits de d’Antraigues, il est assez malaisé de débrouiller sa psychologie à cette époque ; autant que la suite l’a fait voir, ses idées voisinaient avec Montlosier plus qu’avec La Fayette. Ses objections contre les États de Languedoc, n’était-ce point le dépit de n’y pas entrer comme baron de tour ? Et ses anathèmes contre la noblesse n’étaient-ils pas inspirés par l’inégale répartition des faveurs entre les gentilshommes de Versailles et ceux de la

  1. Pour tout ce qui concerne la comtesse d’Antraigues, voir le livre de M. E. de Goncourt, Madame Saint-Huberty.