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voudrais pouvoir y louer au même degré l’emploi des matériaux, la précision du dessin. Je crains que l’image recomposée avec tant de peine n’apparaisse par endroits un peu trouble à la plupart des lecteurs ; les historiens souffriront le supplice de Tantale, devant ce volume qui révèle l’existence de documens précieux et n’en donne que de courts extraits. Faute d’un appendice reproduisant les pièces capitales, il nous est difficile de contrôler les conclusions de l’auteur. Si nous demandons un supplément de textes, nous les champions attardés de l’école narrative, comment accueillera-t-on cet ouvrage dans l’école du document, chez les jeunes historiens qui n’admettent plus que des textes, reliés par un mince brin de fil ? J’insiste sur ces réserves, avec l’espoir de piquer au jeu M. Pingaud et d’obtenir de lui une seconde publication : à tout le moins l’ensemble des curieuses lettres envoyées de Paris à Dresde par des familiers de Bonaparte et de Joséphine. Il en cite quelques bribes, de quoi nous allécher. S’il nous eût donné cette correspondance in extenso, je lui aurais prédit à coup sûr un succès étourdissant : je ne puis aujourd’hui que le lui souhaiter.


I

Louis de Launai, comte d’Antraigues, naquit en 1753, dans un de ces durs nids de pierre où gîtaient nos familles vivaroises. Ceux de sa maison étaient blottis dans les étroites vallées d’où la Bezorgue et la Volane se précipitent dans l’Ardèche : ils avaient nom Antraigues, Asperjoc, Juvinas, la Bastide ; de ce dernier domaine, son séjour préféré, il fit presque un lieu riant, avec des jardins dans le goût Louis XVI. Il sortait d’une souche tourmentée, regreffée à neuf, et fort mal, vers 1600. Car tout devait être équivoque dans cet homme, jusqu’à la qualité ; il y prétendait ; Chérin n’en put rien assurer, quand il la fallut prouver pour monter dans les carrosses. Un certain Trophime de Launai, financier huguenot, venu des ligues suisses, disait-on, avait épousé sous Henri IV la dernière fille de la vieille lignée des d’Antraigues. Les trois fils de Trophime détroussaient sur les grands chemins : ils furent décapités, puis écartelés par arrêt du parlement de Toulouse. En 1703, nous trouvons un Jacques de Launai assassiné par ses vassaux exaspérés : « Méchant comme Jacques de Launai, » — fut longtemps une locution proverbiale chez nos paysans du Coiron. Le sang n’était pas bon dans l’ascendance du futur condottiere de la coalition. Son père s’était blanchi, converti ; passé la soixantaine, ayant servi avec honneur, il épousa une fille de quinze ans, Sophie de Saint-Priest.

Cette grande alliance donna du vol au rejeton qui en sortit. Le