Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/437

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans autrement s’embarrasser des raisons des anatomistes, — lesquels aussi bien n’auraient rien prouvé quand ils auraient démontré la parenté réelle de l’homme et des animaux supérieurs, — il examine premièrement si nous avons quelque pouvoir en nous de nous soustraire aux lois de la nature. C’est une question de fait. Mais la seconde est une question de méthode, si les phénomènes historiques ou sociaux, étant seuls de leur espèce, ne peuvent sans doute être étudiés que par des moyens qui leur soient propres et exclusifs. La conséquence est assez claire. Quand les métaphysiciens réussiraient à démontrer, si je puis ainsi dire, l’inexistence du libre arbitre, et quand les anatomistes, au nom de leur science, arriveraient un jour à prouver qu’il n’y a pas de règne humain, il nous faudrait encore le concevoir ou le poser comme tel, pour pouvoir l’étudier, et les exigences de l’histoire suffiraient à elles seules pour le rétablir dans ses droits. L’hypothèse d’un règne humain est la condition même de l’histoire, et quelle que soit l’origine de l’homme, l’histoire est sans doute une réalité. Mais on peut aller plus loin. On peut, avec M. Gumplowicz, essayer de prouver que « l’homme depuis sa première apparition a toujours été homme. » Formé d’abord à l’image de Dieu, ou dégagé comme homme, par une lente évolution, de l’anthropopithèque qui le contenait en puissance, on peut essayer de prouver « que s’il n’a jamais été ange, ou jamais plus parfait qu’aujourd’hui, jamais non plus il n’a été plus animal que maintenant, ni jamais dépourvu de raison. » On le peut, si l’on sait interpréter les conclusions de la science du langage ou celles encore de la science des religions ; et tout le monde, à vrai dire, depuis cinquante ou soixante ans, s’y est tour à tour efforcé, mais personne peut-être avec plus de succès ou d’ingéniosité que M. Gumplowicz.

J’ose en effet recommander aux linguistes eux-mêmes sa longue digression sur l’origine, sur la formation, et sur l’évolution du langage. On ne saurait plus habilement opposer Schleicher à Steinthal ou Max Müller à Lazarus Geiger, ni mieux mettre, au besoin, leurs propres contradictions en lumière, et de cette rencontre ou de ce choc d’opinions adverses, on ne saurait plus adroitement faire sortir soi-même des conclusions plus probables. « Ce qui a poussé nécessairement et naturellement l’homme à la formation des sons et du langage, c’est le besoin puissant de faire des conventions réciproques et de s’entendre avec ses semblables… Il n’y a pas de rapport de dépendance nécessaire entre les notions et les sons qui servent à les exprimer… un son quelconque peut désigner une notion quelconque… et lorsqu’un son à la longue a fini par désigner une notion spéciale, ce fait n’a jamais été que le résultat du