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On peut juger par ces détails ce qu’était son existence. L’orgueil, la passion du monde, ont leurs martyrs volontaires, car, qu’on ne s’y trompe pas, ce qui domine en elle à cette époque, c’est l’avarice et l’amour de la société. Au début, l’ambition maternelle, le désir d’une haute alliance pour son fils, ont été le mobile principal. Elle économisait et se privait pour accroître sa fortune, pour augmenter les chances qu’il pouvait avoir de taire un brillant mariage ; plus tard, elle économisa pour économiser, « l’argent, disait-elle, étant le seul ami sûr, » mais l’avarice et le besoin de société l’emportaient sur tout. « Je ne comprends pas la vie, écrit-elle à la date du 27 octobre 1829, autrement qu’au milieu des cours et dans la fréquentation des grands personnages. Il me faut aller dans le monde tous les jours. J’estime plus rationnel de passer son temps en bals et en dîners que de l’employer, comme les femmes américaines, à avoir des enfans, seule distraction possible à Baltimore. Si j’avais une fille, j’aimerais mieux la mener à la cour et la laisser danser toutes les nuits en bonne société, que de la voir épouser un homme sans le sou et mettre au monde de pauvres petits diables qui maudiront l’existence. Je hais la médiocrité et ce qu’on appelle le foyer domestique. Quand je me suis crue condamnée à vivre en Amérique, l’idée du suicide m’est venue ; le courage m’a manqué. J’ai tout sacrifié à mon ambition ; vous le savez : pouviez-vous donc penser que j’approuverais jamais mon fils de se marier à Baltimore ? »

Un romancier anglais, doublé d’un humoriste, W.-M. Thackeray, a parfaitement décrit dans ses Newcomes ce type de femme ambitieuse et mondaine que l’âge même est impuissant à ramener aux réalités, qui ne comprend la vie qu’au milieu des cours et des intrigues, toujours en représentation, mesurant son importance au nombre et à la qualité de ses relations, mourant, comme lady Kew, au champ d’honneur, c’est-à-dire dans un salon, où la mort la touche du doigt et lui dit : « Partons, l’heure est venue. »

En lisant ces lettres d’Elizabeth Patterson, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle était réellement prédestinée à vivre dans ce milieu et qu’aussi bien qu’une autre, mieux peut-être que beaucoup d’autres, elle eût joué son rôle de souveraine en conscience, avec conviction et non sans grandeur. Hautaine dans la prospérité, elle eût été inflexible à l’heure des revers, énergique dans la résistance. Elle ne se serait pas inclinée devant la mauvaise fortune ; elle n’eût pas courbé la tête devant la fatalité. Avec quelle sérénité implacable cette Américaine juge, à son point de vue, et son fils et cette famille impériale dont elle est exclue ! « J’espérais vivre assez, écrit-elle, pour voir Jérôme faire figure dans le monde et