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mienne. Je ne consentirai jamais à ce que mon fils épouse miss Williams ou toute autre miss américaine. Ce mariage n’est pas encore fait ; qu’il le rompe ; qu’il se serve de mon nom ; qu’il invente n’importe quel prétexte. Surtout que l’on ne vienne pas me débiter des rapsodies sur l’amour et la passion. Est-ce que nous ne savons pas avec quelle facilité hommes et femmes se dépêtrent de l’amour, que les imbéciles seuls restent pris dans ces prétendus filets et se marient pour autre chose qu’une grande fortune ou une haute situation ? »

Est-ce bien là la femme qui, en 1803, répondait aux remontrances de son père à l’occasion de son mariage : « J’aime Jérôme Bonaparte et je préfère être sa femme, ne fût-ce qu’un jour, à l’union la plus heureuse. » Depuis lors, vingt-six années ont passé sur sa tête et ses lettres nous apprennent qu’elle faisait de La Rochefoucauld son livre de chevet.

Puis elle reprend : « Une immense fortune vaut mieux, chez une femme, qu’un rang élevé, j’en conviens ; mais encore faut-il que cette fortune soit réellement immense pour excuser une mésalliance. Or, qu’est-ce que ces fortunes de Baltimore et qu’est-ce que cette famille Williams où les enfans foisonnent ? Moi-même, à mon âge, je ne me résoudrais jamais à épouser un Américain, si riche fût-il, et certes mon fils a droit de prétendre bien plus haut que moi. Si miss Williams possédait 500,000 dollars, si Jérôme pouvait l’emmener hors d’Amérique et n’y jamais revenir, je céderais peut-être… et encore. »

On était en 1829, et 500,000 dollars représentaient 2 millions et demi de francs. Même à ce prix, elle hésiterait ; or, la dot de miss Williams était d’environ 30,000 francs de rente, lesquels lui appartenaient en propre et n’étaient pas, en cas de décès, réversibles sur la tête de son mari. Et puis, elle connaît les femmes, surtout les femmes américaines, écrit-elle à son père. « Dans tous les pays du monde, les femmes sont douées d’un merveilleux instinct et s’entendent à manier les hommes. En Amérique, ajoute-t-elle, elles sont plus habiles encore qu’ailleurs et en avance d’un siècle en fait de roueries. Si mon fils venait à mourir, sa veuve n’aurait qu’une idée : se remarier, et les enfans de mon fils seraient sous la dépendance de ce futur beau-père. » Comment son père a-t-il pu laisser Jérôme s’embarquer dans une pareille aventure ? Ignorait-il ses désirs, ses volontés maintes fois et si clairement exprimées, sa haine de l’Amérique et des Américaines ? Si encore Jérôme en était réduit là par la nécessité ! Mais il n’en est rien ; certes, elle a peu de fortune, mais enfin, la pension qu’elle lui fait et les 6,000 francs de rente de sa famille sont suffisans pour vivre. « Je