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portés par des Américaines. Il en est de même en France, en Allemagne, en Autriche, en Russie, en Italie, et ce n’est pas dans la classe aristocratique seulement que se concluent ces alliances, mais dans les classes élevées et moyennes. On en a pris texte pour railler plus ou moins finement le goût des Américaines pour les distinctions nobiliaires et leur inconséquence à s’enorgueillir de leurs institutions républicaines et à se parer de titres monarchiques, mais, outre qu’elles ne sont pas les seules à en agir ainsi et que ce ne sont là, à tout prendre, que des exceptions forcément limitées, ces alliances, chaque année plus fréquentes et qui, dans toutes les grandes villes du continent, introduisent un élément social nouveau dont l’influence se fait de plus en plus sentir, s’expliquent par des considérations d’un ordre plus général.

S’il n’est pas de pays au monde où la jeune fille, protégée par le respect de tous, jouisse d’autant d’indépendance et de liberté qu’aux États-Unis, occupe dans sa famille et dans le monde autant de place, soit autant adulée, courtisée et flattée, aussi libre dans son choix, cette royauté n’a qu’un temps, et ce temps est court. La vie extérieure et brillante de la jeune fille américaine cesse d’ordinaire le jour de son mariage, et la jeune fille française que déconcertent, chez sa compagne d’outre-mer, son entente de la flirtation, sa stratégie savante, son indépendance d’allures et de langage, ne la reconnaîtrait guère dans son cadre et son milieu de femme mariée. Or, on n’abdique pas sans regret, on se résigne difficilement, après avoir été reine des salons, au rôle effacé de comparse ; aussi la femme américaine envie-t-elle secrètement celle qu’elle a éclipsée pendant quelques années, mais que le mariage affranchit, alors qu’il l’enchaîne. Cumuler, avec les avantages de la vie de jeune fille américaine, ceux de la femme mariée européenne est un idéal séduisant, il suffit à expliquer les fréquentes unions que contractent les Américaines sur le continent. Il explique aussi l’américanisation rapide de l’Europe, les progrès que font dans nos mœurs, dans nos idées sur l’éducation des jeunes filles, sur le degré de liberté chaque jour plus grande dont elles jouissent, l’influence et l’exemple des États-Unis.

Mais l’Europe, à son tour, réagit sur l’Amérique ; la civilisation est faite de ces chocs en retour, et, depuis quelques années, on peut noter, dans les classes supérieures, aux États-Unis, une tendance à adopter quelques-unes des idées européennes en ce qui concerne les privilèges des femmes mariées. Dans cette voie on ne saurait toutefois aller loin, par suite de la difficulté d’enlever aux jeunes filles une prééminence consacrée par une possession séculaire, par tout un ensemble de mœurs, de coutumes et de