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quelques lois simples qui développent l’un après l’autre « tous les possibles ; » les « tourbillons eux-mêmes restaurés dans la science par la vaste hypothèse de la nébuleuse ; les seules lois du choc, de la répulsion et du mouvement centrifuge rendant compte de ce que les newtoniens avaient pris pour une universelle attraction ; la formation des espèces vivantes ramenée aux lois générales du mécanisme ; la sélection naturelle remplaçant les créations successives et spéciales ; les types des espèces vivantes détrônés par des lois qui ne connaissent pas plus les genres que les individus ; la continuité mathématique rétablie entre les espèces, que nos classifications humaines voulaient séparer par des barrières infranchissables ; — puis, intérieurement à ce monde visible où tout est « étendue, figure et mouvement, » un autre monde, celui de la « pensée » et de la conscience, plus que jamais inexplicable par le mouvement seul, quoique les deux soient inséparables ; les apparences sensibles s’opposant, avec la variété et la complexité de leurs qualités propres, au domaine inerte de la quantité homogène et du mouvement ; le monde extérieur devenant « notre représentation, » un vaste « phénomène » dont la science ne saisit que le côté mécanique ; le matériel réduit à un aspect inférieur de la réalité, tandis que la pensée ou conscience se révèle de plus en plus comme la forme supérieure sous laquelle la réalité, existant pour soi, se saisit elle-même ; — enfin, au-delà de tout ce qui est accessible à la science, de tout ce qui est pensée ou objet de pensée, intelligence ou intelligibilité, le mystère éternel, aussi impénétré que jamais, changeant de noms à travers nos bouches sans cesser de demeurer englouti dans la même nuit et dans le même silence : Inconnaissable selon les uns, Force, Cause, Substance, enfin Volonté absolue selon les autres, qui l’appellent ainsi du même nom que Descartes. L’attitude seule des esprits a changé devant l’abîme ; s’il en est qui adorent encore, d’autres trouvent le Dieu de Descartes et de Spinoza tellement étranger à nos idées humaines du bien et du mal que, devant la profonde indifférence de l’Être d’où sortent les êtres, la foi optimiste se change chez eux en une tristesse pessimiste. Mais ce pessimisme est, lui aussi, une exagération, en sens contraire de l’optimisme. Ne comptant plus que le ciel nous aide, nous pouvons encore nous aider nous-mêmes ; si nous n’avons plus les vastes espoirs de Descartes, toute espérance ne nous est pas pour cela interdite ; sortis de la nuit, nous n’en montons pas moins vers la lumière. Et où est notre force d’ascension ? Elle est dans cette « pensée » où Descartes plaçait avec raison notre essence propre, et où nous entrevoyons aujourd’hui l’essence universelle.


ALFRED FOUILLEE.