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Il reste toujours à savoir ce qu’est la chose prise. C’est beaucoup, il est vrai, que d’avoir la certitude qu’elle peut toujours être prise ; pourtant elle nous échappe par le plus profond de son être. Descartes, après avoir retiré à la nature toute ressemblance avec la conscience et déterminé ainsi, le point de vue scientifique, aurait dû aller plus loin : par l’induction philosophique, il aurait dû projeter de nouveau dans la nature, mais sous une forme plus légitime qu’au moyen âge, les élémens de la conscience ou de la vie. S’il a nettement séparé la conscience et l’étendue, il n’a pas, malgré sa tendance idéaliste, achevé de ramener la seconde à la première. Aussi, tout en concevant la philosophie comme la connaissance des choses dans leur unité, il n’est pas parvenu à un véritable « monisme. » Son système est incomplet.

Dans sa partie positive, ce système n’en est pas moins éternellement vrai. Si Descartes revenait parmi nous, il verrait toutes ses grandes doctrines aujourd’hui triomphantes, sa méthode de critique et d’analyse universellement appliquée, étendue même aux questions qu’il avait dû laisser en dehors : religion et politique ; — ses découvertes sur l’algèbre générale fécondées par le calcul des infinis, dont elles étaient la préparation ; la mathématique universelle dominant toutes les autres sciences ; la mécanique absorbant de plus en plus en elle la physique, la chimie, la physiologie ; l’unité des phénomènes matériels établie, avec la persistance de la même somme de mouvement, visible ou invisible, et avec l’incessante transformation des mouvemens les uns dans les autres ; les forces ramenées à des formules du mouvement même ; toutes les entités chassées de la science, les causes finales abandonnées dans l’étude de la nature, les genres et les espèces réduits à des points de vue tout humains, et remplacés au dehors par la continuité mécanique des mouvemens, par le jeu des formes que ces mouvemens engendrent dans l’espace ; la vie même se résolvant en un automatisme derrière lequel, du même pas, se développe la série réglée des « pensées ; » « l’ondulation réflexe » prise pour type de toutes les explications d’ordre purement physiologique ; les faits et gestes des êtres animés constituant une simple réception et restitution de mouvement, sans cesse « réfléchi » des nerfs sur les muscles ; le monde entier assimilé par son aspect intérieur à une machine immense, dont les orbites sidérales sont les grandes roues et dont nos organismes sont les petits rouages ; les bornes de l’univers reculant dans l’espace comme dans la durée, et tombant enfin pour laisser entrevoir dans tous les sens, par toutes les perspectives, l’infinité ; la formation des mondes expliquée par voie de développement « lent et graduel, » ou, selon l’expression moderne, d’évolution ; la chaîne des êtres se déduisant, comme une série de théorèmes, de