Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/392

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi se prétend-il plus cartésien que Descartes même. Condillac emprunte à l’auteur des Méditations la distinction de l’esprit et du corps, l’occasionalisme, la théorie delà liaison des idées, la méthode analytique, la fréquente substitution des hypothèses ou des conceptions à l’observation des faits[1]. Turgot est si enthousiaste de Descartes qu’il se plaint, très justement, de le voir sacrifié à Newton dans la physique. Quant à Rousseau, il raconte lui-même comment il fut initié à la philosophie par des maîtres et des auteurs cartésiens, pendant son séjour aux Charmettes. Enfin Condorcet attribue à Descartes tout le grand mouvement du XVIIe siècle, et il continue pour son compte le cartésianisme en célébrant la perfectibilité indéfinie de l’homme. Victor Cousin, on le voit, n’avait pas besoin de « renouer la tradition cartésienne, » qui ne fut jamais interrompue, sinon quelque peu par lui-même ; car Descartes aurait refusé de se reconnaître dans une doctrine si étrangère aux sciences, d’un spiritualisme si timoré, si rétréci, si intolérant, dans une méthode enfin qui tendait à remplacer l’invention personnelle par l’histoire des anciens systèmes et par cette érudition stérile que l’auteur du Discours de la méthode avait eue particulièrement en horreur.

Le grand continuateur et rénovateur du cartésianisme au XVIIIe siècle, ce fut Kant. Celui-ci n’admet-il pas le mécanisme universel, le déterminisme universel dans la nature et dans les actions humaines, l’idéalité du monde extérieur, l’analyse et la critique des idées comme tâche fondamentale de la philosophie, l’existence de formes a priori que l’esprit trouve dans sa propre constitution et qui lui sont « naturelles, » enfin la volonté et la liberté comme fond dernier, mais impénétrable, du réel ? Schelling et Hegel se rattachent eux-mêmes tout ensemble à Descartes, à Spinoza et à Kant ; ils rétablissent au sommet de leur philosophie l’identité suprême de l’être et de la pensée, de l’existence et de l’essence, sur laquelle reposait la démonstration ontologique de Descartes. Quant à Schopenhauer, il reconnaît ouvertement chez le philosophe français le fond même de sa propre doctrine : « En y regardant bien, dit-il, la fameuse proposition de Descartes (le Cogito) est l’équivalent de celle qui m’a servi de premier principe : le monde est ma représentation[2]. » Quant au second principe de Schopenhauer, la volonté, c’est encore, comme nous l’avons vu, celui même de Descartes. La volonté supra-intelligible et irrationnelle que Schopenhauer place à l’origine du monde intelligible et

  1. Voir Picavet, les Idéologues. Paris, Alcan, 1891. — Dewaule, Condillac et la psychologie anglaise contemporaine. Paris, Alcan, 1892.
  2. Voir Schopenhauer, De la Quadruple racine du principe de la raison suffisante, et le Monde comme volonté et représentation, traduction de M. A. Burdeau. Paris, Alcan, 1889.