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nous considérons le monde « sans l’enfermer en une boule, comme ceux qui veulent que le monde soit fini, » notre âme s’élargit elle-même, s’égale à l’univers, le dépasse ; « et la méditation de toutes ces choses remplit un homme qui les entend bien d’une joie si extrême qu’il pense déjà avoir assez vécu. » Il aime Dieu si parfaitement « qu’il ne désire plus rien au monde ; il ne craint plus « ni la mort, ni les douleurs, » et, « recevant avec joie les biens sans avoir aucune crainte des maux, son amour le rend parfaitement heureux. » Nous voilà loin de la « morale de provision. »

Reste le dernier problème, fort subtil : qu’est-ce qui nous rend pire, d’une amour déréglée ou de la haine ? Descartes répond : — « Voyant que l’amour, quelque déréglée qu’elle soit, a toujours le bien pour objet, il ne me semble pas qu’elle puisse tant corrompre nos mœurs que la haine, qui ne se propose que le mal. » — Voyez plutôt : — « Les plus gens de bien deviennent peu à peu méchans lorsqu’ils sont obligés de haïr quelqu’un. » — L’amour déréglée n’en est pas moins, au point de vue des résultats pratiques, plus dangereuse parfois que la haine ; car l’amour « a plus de force et de vigueur que tout le reste, » surtout que la haine ; si bien que « ceux qui ont le plus de courage aiment plus ardemment que les autres ; et, au contraire, ceux qui sont faibles et lâches sont les plus enclins à la haine. » Si donc l’amour s’attache à des objets indignes, le voilà qui tourne vers le mal la force qu’il avait pour le bien. En conséquence, toute la morale se résume à savoir aimer ce qui est vraiment digne d’amour. Car là est la sagesse, là est la force. Là aussi est béatitude. Tout notre « contentement, » toute notre joie « ne consiste qu’au témoignage intérieur que nous avons d’avoir quelque perfection. » L’échelle de nos perfections est donc celle même de nos joies. Et pourtant, à ce sujet, Descartes avoue qu’il s’est « proposé un doute : » ne vaut-il pas mieux parfois se faire illusion à soi-même « en imaginant les biens qu’on possède plus grands et plus estimables qu’ils ne sont en effet ? » Ou « faut-il connaître et mesurer la « juste valeur » des choses, dût-on en devenir plus triste ? » — Ah ! sans doute, si la joie telle quelle, et d’où qu’elle vienne, était le a souverain bien, » il faudrait alors « se rendre joyeux à quelque prix que ce pût être, » il faudrait approuver même la brutalité de ceux qui « noient leurs déplaisirs dans le vin ou qui les étourdissent avec du tabac. » — Mais non, s’écrie Descartes : « C’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que de l’ignorer ; » mieux vaut donc être « moins gai et avoir plus de connaissance. » Aussi n’est-ce pas toujours « lorsqu’on a le plus de gaîté qu’on a l’esprit plus satisfait ; » au contraire, « les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n’y a que les