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et physiologique, exerça une évidente influence sur celle de Malebranche, de Spinoza, de Bossuet même, qui joignirent toujours la considération des organes à celle de l’esprit. Elle contribua aussi, pour une certaine part, à accroître le goût de l’analyse psychologique qui devait caractériser le siècle de Louis XIV.


II

L’influence du cartésianisme en morale fut beaucoup plus grande qu’il ne le semble au premier abord. Il est de mode d’attribuer peu d’importance à la morale de Descartes. On croit qu’il s’en est tenu à sa « morale de provision, » ou que, pour l’enrichir, il a emprunté aux anciens quelques vagues maximes.

Un critique éminent a dit ici même qu’il « n’y a pas de morale cartésienne ; » ou, si l’on veut qu’il y en ait une, « ce sera la morale de Montaigne, celle des sceptiques de tous les temps et de toutes les écoles : vivons comme nous voyons qu’on vit autour de nous, et ne nous mêlons pas de réformer le monde… On dirait en vérité que toutes les questions qui regardent la conduite n’ont pas d’importance à ses yeux[1]. » Nous ne saurions nous ranger à cette opinion. Descartes nous dit, il est vrai, qu’il avait coutume de « refuser d’écrire ses pensées sur la morale, parce qu’il n’y a point de matière d’où les malins puissent plus aisément tirer des prétextes pour calomnier. » Le presse-t-on d’aborder enfin la théorie des mœurs, il se dérobe le plus souvent. Il allègue « l’animosité des régens et des théologiens. » On l’a tant blâmé, dit-il, « pour ses innocens principes de physique ! » que serait-ce donc « s’il allait s’occuper de morale ? » Il mène d’ailleurs « une vie retirée ; » son « éloignement des affaires le rend incompétent. » Aussi laisse-t-il la morale publique « aux souverains et à leurs représentans autorisés. » Il n’en est pas moins vrai que, sans écrire de traité, Descartes a indiqué avec précision sa doctrine de la vie. Et si cette doctrine eût été tellement banale, se serait-il fait prier à ce point pour la laisser entrevoir ?

On s’en rapporte là-dessus à ce jugement malveillant de son rival Leibniz : « Sa morale est un composé des sentimens des stoïciens et des épicuriens, ce qui n’est pas fort difficile, car déjà Sénèque les conciliait fort bien. » On verra tout à l’heure l’injustice de cette appréciation sommaire. Les historiens de la philosophie s’étant dispensés de reconstruire la morale de Descartes, nous essaierons cette reconstruction, d’un haut intérêt historique et

  1. Voir, dans la Revue du 15 novembre 1888, les importantes Études sur le XVIIe siècle par M. Brunetière.