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duchesse, lui, le fils du directeur des spectacles de Nancy, ayant fréquenté dans sa jeunesse les enfans des meilleures familles de la ville, débutant à l’âge de sept ans, embrassé par le roi Stanislas et la belle marquise de Boufflers, conduit chez Voltaire qui lui donne des leçons de probité dramatique, tire son horoscope et lui conseille de s’étudier dans son cabinet, de s’oublier sur le théâtre, complimenté plus tard par Louis XV pour avoir généreusement excusé cinq jeunes gens de grande maison coupables de rapt contre une actrice qu’il défendit l’épée à la main, brave, spirituel et ignorant comme ces nobles qui l’admettaient dans leur intimité, mais de cette ignorance ornée qui, à défaut de Vaugelas, reçoit l’éducation de la mémoire, se pare de mots fins, de tirades animées, applique dans la conversation les préceptes de Corneille, Molière, Racine, appelle à son aide l’observation, les dons naturels, et finit presque par donner l’illusion du savoir ou en tout cas vous fait la réputation d’un aimable diseur de riens. Les goûts aristocratiques de Fleury, ses rapports avec la bonne compagnie eurent une action réflexe sur son talent : c’est là, sans doute, qu’il apprit à imiter les airs de fatuité, la politesse moqueuse des gens de cour envers les bourgeois, c’est à cette source première qu’il puisa cette finesse des intonations, cette intelligence des détails qui le placèrent hors de pair dans le théâtre de Marivaux. Pour persifler quelqu’un, il eut non-seulement le coup de poignard, mais comme on disait alors, la révérence dans la voix. Le comte d’Artois, à propos de son rôle du marquis dans Turcaret, opinait : « J’ai vu Molé dans le marquis du Lauret, il ne s’était enivré que de piquette ; aujourd’hui Fleury s’est enivré de Champagne. » Mais aussi quel souci de la vérité, quelle fièvre de perfection, quelle ardeur à s’envelopper pour ainsi dire du personnage qu’il joue, à rendre saisissante, palpable la fiction, à faire parler ce qui est muet dans le livre, ce qui est enterré dans le cimetière de l’histoire, à écouter les prédicateurs, les avocats célèbres, s’initier à leurs procédés ! Tel Molé, grand admirateur de Mirabeau qu’il appelait le Gluck du discours parlé et considérait comme un sublime musicien sans notes. Lui-même ou plutôt son rebouteur littéraire, M. Laffitte, a conté avec quel soin il composa son rôle de Frédéric II dans la comédie des Deux Pages. C’est d’abord un officier du prince Henri qui lui donne de précieux renseignemens sur le philosophe de Sans-Souci ; puis il achète des livres, des dessins qui représentent le héros, se lève, marche, mange trois mois entiers avec la pensée qu’il est Frédéric, endosse chaque matin l’habit militaire avec « le chapeau militaire, les bottes, et tous les accessoires du costume : car les vêtemens neufs nuisent à l’aisance, il faut avoir l’air d’être né dans son costume et que