Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/357

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la pipe à la bouche, prenant l’attitude d’un ivrogne, cherchait à l’empêcher d’entrer en scène : « Camarade, suppliait-il, au nom de Dieu, ne passez pas ; vous me ferez mettre au cachot. » Louis XV fut tellement satisfait de ses débuts (1753), quand il l’entendit à Fontainebleau, qu’il lui fit expédier le soir même son ordre de réception. « Jusqu’ici, dit-il au maréchal de Richelieu, j’ai reçu beaucoup de comédiens pour vous, messieurs les gentilshommes de la chambre ; je reçois celui-ci pour moi. »

Préville était modeste dans sa vie privée, conteur exquis, ami tendre et sensible, exempt de jalousie, secourable aux débutans, excellent professeur ; il ignora toujours le prix de l’argent et le gaspillait à tort et à travers, emporté tantôt par le goût du rabot, tantôt par celui de la truelle ou des tableaux. Chasseur aussi maladroit que passionné, le prince de Condé lui accorda la permission de tirer tout gibier sur ses domaines, et il y avait dans son théâtre une loge réservée à M. et Mme Préville, où lui-même et sa troupe mondaine leur rendaient ce qu’on appelait les honneurs du roi. Il avait un domestique, sorte de Laforêt mâle, qui le servit pendant trente ans sans convention de gages, sans autre arrangement que celui de dire de temps en temps : « Monsieur, donnez-moi de l’argent. » Et Préville remettait l’argent sans plus s’informer. Naturellement ce valet modèle regardait comme siens la fortune, le talent, le succès de son maître. « Nous n’en pourrons plus demain, grommelait-il ; y a-t-il du bon sens à cela ? Nous jouons le Barbier de Séville et le Mercure galant : mais il y a de quoi crever ! »

Préville aimait à s’entourer d’originaux, fussent-ils de fieffés parasites, de ces gens qui sont, « en chair et en os, de véritables résumés à la façon de La Bruyère. » L’un d’eux, Saint-Amand, ex-comédien de province, avaricieux sublime, capable de faire cuire des œufs à la coque sous le verre grossissant d’un cadran de soleil, vient demander l’hospitalité pour une nuit, prend ses aises et demeure chez lui quinze ans. Après avoir quitté le théâtre en 1786, il fut sollicité par ses camarades en détresse, reparut sur la scène en 1791 avec Mme Préville, et repassa tous ses rôles avec succès. Cependant l’âge, la perte de ses pensions, les fureurs de la révolution avaient énervé son corps et son esprit ; sa vue, sa mémoire, s’étaient affaiblies, son âme s’emplissait de spectres menaçans, et, un jour qu’il jouait Larisole, un de ses plus grands triomphes, il dit à son neveu en entrant dans la coulisse : « Doublons le pas ; nous voici dans la forêt ; la nuit est sombre, et nous aurons de la peine à nous en tirer (il se croyait dans la forêt de Senlis). — Eh non, mon oncle, reprit Champville, c’est une toile peinte qui vous trompe : vous venez de jouer Larisole ; vous traversez le théâtre