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naturel, il lui plaît, elle l’interroge et lui développe ses théories. Par exemple, il a étudié le rôle de Néron, mais sait-il son histoire, son caractère, les mœurs des anciens ? Quelles sont les causes de sa cruauté ? Faut-il les chercher dans la trempe de son âme, la corruption de son siècle ou l’enchaînement des circonstances ? Un acteur consommé sait faire sentir toutes ces nuances, et à ce prix seulement, il sera de la tête aux pieds le personnage qu’il veut rendre. Qu’est-ce que jouer l’amour, la fureur, si on n’est ni amoureux, ni furieux ? Voilà pour la tragédie, et quant à la vie des personnages comiques, elle est écrite dans le grand-livre du monde.

Mme d’Épinay adresse son rêve au sublime abbé, qui s’empressa de répondre. Il convient d’abord que l’étude de l’histoire est nécessaire à l’acteur, pourvu que l’auteur l’ait étudiée lui-même, en ait observé les mœurs, le siècle, le costume. Et il profite de l’occasion pour ébaucher sa théorie sur le théâtre, ou plutôt une théorie, car les théories de Galiani sont innombrables ; il n’a cure si elles se contredisent peu ou prou, et il les sème à la volée, sous une forme hachée, humoristique, sans souci des transitions ni des développemens qu’elles comportent. Qu’il amuse, que son esprit fasse la roue et pétille comme un feu d’artifice, son but sera atteint : les Parisiens continueront de regretter l’homme des jours de pluie, la postérité le lira, car il sait à merveille que ses billets seront conservés, publiés, et il fait visiblement leur toilette, comme Mme de Sévigné, qui n’ignorait pas non plus que ses lettres allaient plus loin et plus haut que leur destinataire. Et après tout, paradoxe pour paradoxe, celui-ci en vaut bien un autre : — « En vérité, ma belle dame, il me paraît que l’ignorance des auteurs a engendré l’ignorance des acteurs, et de ces deux ignorances a procédé l’ignorance des spectateurs, qui n’a été ni créée ni engendrée, mais qui procède des deux. Voilà une trinité d’ignorances qui a engendré le monde théâtral. Ce monde n’existe qu’au théâtre ; les hommes, les vertus, les vices, le langage, les événemens, le dialogue du théâtre, sont particuliers. Il s’est fait une convention parmi les hommes que cela serait ainsi, que le théâtre aurait ce monde, et l’on est convenu de trouver cela beau. Les raisons de cette convention seraient difficiles à retrouver. L’acte en est fort ancien, et il n’a pas été insinué au greffe. J’ai bien peur qu’on ne soit convenu de trouver Lekain bon et parfait. On ne doit pas revenir contre une convention, et une convention en forme. Au reste, je crois que les causes qui ont produit cet éloignement de la nature qu’on a fait dans le théâtre, au point de créer un monde entier tout à fait nouveau, a été la difficulté de s’approcher de la vérité en gardant son langage vulgaire, et avec la loi de ne pas y placer les événemens modernes. On fait une bonne comédie, vraie au dernier point, parce qu’il est permis