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entendre les deux parties, Baron parla le premier ; quand vint le tour de Dominique Biancolelli, le célèbre arlequin[1] : « Sire, dit-il, comment parlerai-je ? — Parle comme tu voudras, répondit le roi. — Il n’en faut pas davantage, j’ai gagné ma cause. » Baron voulut réclamer, mais le roi jugea la surprise de bon aloi, et déclara qu’il ne se dédirait point. C’étaient d’ailleurs des gens très avisés, ces Italiens, et qui ne négligeaient aucun genre de succès : ils essayèrent d’avoir un théâtre d’été ; non contens d’avoir obtenu gain de cause pour les comédies françaises, ils donnèrent des divertissemens dansés, chantés, et des parodies, au grand déplaisir de Voltaire, qui écrivit à la reine Marie Leczinska pour que sa tragédie de Sémiramis ne fût point moquée de la sorte : il avait sur le cœur celles d’Œdipe, de Zaïre et du Temple du goût. La Comédie-Française les fit défendre, et, de son côté, l’Académie royale de musique (l’Opéra) lança contre les Italiens les commissaires du Châtelet, qui dressèrent force procès-verbaux : « Sur la requête présentée au roi, étant en son conseil, par François Berger, actuellement pourvu du privilège de l’Académie royale de musique, contenant que, quoique par différentes ordonnances du feu roi, il eût été fait défenses à tous comédiens français, italiens et autres, de quelque troupe qu’ils puissent être, de se servir d’aucune voix externe, ni de plus de deux voix d’entre eux, comme aussi d’avoir un plus grand nombre d’instrumens que six, même d’avoir aucun orchestre, ni de se servir d’aucun danseur dans leurs pièces et représentations ; et nonobstant encore que ces défenses aient été expressément réitérées par Sa Majesté, par deux arrêts de son conseil d’État des 1er juin 1732 et 11 novembre 1741, à peine de dix mille livres d’amende ; cependant les comédiens italiens viennent tout récemment de les enfreindre dans une pièce qui a pour titre : la Fille, la Veuve et la Femme, parodie. En effet, il est constaté par le procès-verbal que le suppliant en a fait dresser par le sieur Cadot, le 23 août 1745, que cette pièce est entièrement composée de chants et de danses, sans un seul mot de prose ou de vers déclamés, et ornée, dans les divertissemens, de cantatilles avec symphonie, entrées de danses à deux, à trois, même avec des corps de ballet général, laquelle pièce a été représentée pour la première fois le 20 dudit mois d’août, sans avoir été annoncée ni

  1. Né en 1640, mort en 1688, Dominique, au dire de Saint-Simon lui-même, était instruit, spirituel, et, par son tact modeste, il avait gagné l’amitié du président de Harlay. Assistant un soir au souper de Louis XIV, il contemplait, non sans envie, deux perdrix succulentes servies sur un plat d’or. Le roi s’en aperçut, et s’adressant à l’officier de bouche : « Que l’on donne ce plat à Dominique. — Quoi, sire ! et les perdrix aussi ? interrogea le comédien. — Et les perdrix aussi, reprit le roi en souriant.