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enfiler des perles. » Pendant la négociation, il avertit Camas des bonnes dispositions des Anglais, Truchsess de la bonne volonté de la France. Il mettait aux enchères sa force et son génie, avec une effronterie joyeuse. À ce moment-là, il écrivait à Algarotti que, démasqué comme auteur de l’Anti-Machiavel, après avoir été démasqué à Strasbourg, il voyait bien qu’il était né pour être découvert, et il concluait : « Il n’y a plus de ressource pour moi que dans un fonds inépuisable d’effronterie. »

Cependant les vieilles puissances écoutaient très prudemment les avances de cette jeune puissance et de ce jeune homme. Soit ! dit-il. « Le temps et les conjonctures vous feront peut-être changer d’avis. » Il avait annoncé avant son avènement qu’il commencerait par un grand coup ; il le répétait, à présent qu’il était roi. « Parlez, écrivait-il à Camas, de ma façon de penser vive et impétueuse : vous pouvez dire qu’il est à craindre que l’augmentation de mes troupes ne produise un feu qui mette l’incendie dans toute l’Europe ; que le caractère des jeunes gens est d’être entreprenant, et que les idées d’héroïsme troublent et ont troublé dans le monde le repos d’une infinité de peuples. » Il augmentait en effet ses forces, méditait des plans de campagne en vue de telle ou telle conjoncture, calculait, prévoyait et prédisait.

L’automne venu, il voulut revoir Rheinsberg et se « recogner » une dernière fois dans sa chère solitude. Un matin de la fin d’octobre, un courrier arriva au château, porteur d’une dépêche et d’une grande nouvelle. Le roi était en proie à un accès de fièvre violente ; après avoir hésité un moment, un de ses officiers entra dans la chambre où il était couché et lui tendit la dépêche. Sans dire un mot ni manifester l’émotion la plus petite, le roi de Prusse apprit la mort de l’empereur Charles VI. Pourquoi se serait-il ému ? Comme il en avait l’habitude dans les grandes circonstances, il écrit à Voltaire un peu solennellement que cette mort, c’est « le rocher détaché qui roule sur la figure des quatre métaux que vit Nabuchodonosor et qui les détruisit tous.., » mais à son ami Algarotti, il disait : « Une bagatelle comme la mort de l’empereur ne demande pas de grands mouvemens. Tout était prévu, tout était arrangé… » Cinq semaines après, comme il l’avait prévu et arrangé, hardi comme un héros, tranquille comme un philosophe, le roi de Prusse incendiait l’Europe.


ERNEST LAVISSE.