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pester contre la prodigalité de la reine et de son fils et contre les délicatesses de leur gourmandise. Il thésaurisait âprement : ses dernières faveurs furent pour un misérable qui lui avait proposé d’odieux moyens d’accroître ses revenus, pour un fabricant de Plus-values, ein Plusmacher, comme on disait, car il avait fallu trouver un nom pour cette industrie. Enfin la manie des grands hommes, cette folie proprement dite de Frédéric-Guillaume, l’induisait toujours aux mêmes violences. Bref, il demeurait fidèle à lui-même, si ce n’est qu’il avait renoncé à la chasse ; il donna ses chiens au vieux Dessau, en accompagnant le cadeau de ce billet mélancolique : « J’ai fini de chasser en ce monde, et mon fils n’est ni ne deviendra un chasseur. »

Croyait-il peut-être que l’on chassait dans l’autre monde ? Et quelle idée se pouvait-il bien faire de la vie future ? Quand il se représentait dans son tombeau, — l’image de la mort lui venait à l’esprit souvent, — ce n’était jamais recueilli, calme et enfin tranquille, mais tantôt éclatant de rire à la vue des sottises de son fils et tantôt les os tressaillans d’aise à la nouvelle de l’humiliation de cette Autriche, qui l’a dupé, méprisé, « prostitué. » Comment aurait-il pu tenir pour une béatitude l’éternel repos dans la lumière éternelle ? Mais il croyait ferme aux tourmens de l’enfer, et il avait peur de la damnation et du diable. Dans les derniers mois de sa vie, il était préoccupé sans cesse du jugement de Dieu.

D’abord, Dieu le jugerait-il, lui, le roi de Prusse, comme n’importe qui du commun des mortels ? Il se refusait à le croire, et pour des raisons très fortes, que lui donnait son ingénuité de primitif, car il était ingénu autant que retors, l’étrange personnage. « Serait-il juste, demandait-il, que Dieu, après m’avoir aimé au point de me laisser gouverner en sa place et à ma fantaisie tant de milliers d’hommes, m’égalât un jour à mes sujets et me jugeât avec la même sévérité ? » L’ecclésiastique auquel il adressa cette question répondit, après avoir fait quelques façons, que, si Dieu mettait une différence entre les rois et les sujets, c’était pour demander aux premiers des comptes plus sévères ; le roi lui déclara qu’il était un ignorant et l’envoya au diable. Il évitait les conversations avec des prédicans trop rigides et cherchait quelque ministre de l’Évangile avec qui l’on pût causer et s’entendre. Il donna sa confiance à un pasteur d’une église de Berlin, Rolof, honnête homme et brave homme, point solennel, auquel il ouvrit son âme en toute confiance :

« Mon pauvre Rolof, je vais mourir. — Votre Majesté ne mourra pas si vite, mais elle fait bien de se préparer, et, avant tout le reste, de se réconcilier avec ses ennemis. — Je n’ai pas d’autre ennemi que mon