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262 REVUE DES DEDX MONDES.

Elle prenait l’offensive, elle faisait une diversion, qui déconcerta son mari.

— Après tout, dit-il en baissant le ton et battant en retraite, je n’ai rien entendu, et je ne sais rien. Mais enfin, on ne se met pas en colère sans motif. Pourquoi vous êtes-vous irritée contre cette femme jusqu’à braquer votre fusil sur elle ?

Elle n’avait plus peur, et redressant la tête :

— Ce n’est pas la première fois que nous nous querellons, elle et moi. Elle est sans cesse dans ma chasse, et je la soupçonne d’être au service des braconniers, de placer pour eux des collets. Je lui ai adressé maintes fois de vertes réprimandes à ce sujet ; malgré mes défenses, elle est revenue. Mais, aujourd’hui surtout, j’ai eu de bonnes raisons de m’emporter contre elle. J’entends un froissement de feuilles derrière un buisson ; je m’avance, j’allais tirer sur ce gibier ; à peine ai -je eu le temps de reconnaître mon erreur. En pensant au malheur que j’avais failli faire, j’ai perdu mon sang-froid, et en écrasant ses champignons, j’ai voulu tout à la fois évaporer ma colère et ôter à jamais à cette odieuse créature le goût de se retrouver au bout de mon fusil.

Cette explication, donnée du ton le plus naturel, parut satisfaisante à M. Brogues.

— Je conviens, fit-il, que vos réponses...

— Ne convenez de rien, dit-elle avec un accent de hautaine ironie. C’est un témoignage si grave que celui d’une vagabonde, d’une rôdeuse de grands chemins, d’une femme soupçonnée d’avoir incendié une ferme ! Est-il permis de douter de sa parole, de se défier de cette bouche qui ne saurait mentir et de ces oreilles si fines qui entendent le bruit des baisers ?

— Les plus vils témoins disent quelquefois la vérité, reprit-il, et je sais par expérience qu’il se passe dans ce monde des choses bien surprenantes. Plus d’une fois, déjà, nous avons eu ensemble de pénibles explications. Mais je n’admettrai jamais qu’une mère qui mariera sa fille dans quelques jours s’occupe à donner des rendez-vous dans une forêt.

Elle se sentait maîtresse du jeu, et avec un frémissement de colère :

— Eh ! vraiment, monsieur, répliqua-t-elle, vous vous rendez trop vite. Y pensez-vous ? Tout est possible, tout arrive, et, tenez, je veux tout avouer. Oui, Thérèse Mage a dit vrai. Telle que vous me voyez, j’ai un amant, j’étais avec lui tout à l’heure, et voilà l’opinion que M. Tristan doit avoir de la mère de ses élèves.

— Allons, Béatrix, ne vous fâchez pas, lui dit-il d’un ton bénin ; je vous crois une fois de plus.

Et il s’empara d’une de ses mains, qu’elle lui abandonna mollement.