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premières phrases que j’articulai, elle me fit le compliment que j’étais du petit nombre de Français qui parlent une langue étrangère sans l’estropier et sans être ridicules. Ma figure et mon accent, c’étaient déjà deux bons points, qu’elle me marqua.

— Et quels ouvrages anglais, monsieur Tristan, lisez-vous avec ces demoiselles ?

Je lui répondis qu’après avoir lu plusieurs essais de Macaulay et cinq ou six pièces de Shakspeare, nous traduisions des morceaux choisis de tous les poètes modernes, depuis Shelley jusqu’à Tennyson et Browning.

— Oh ! dit-elle, j’aime à croire que vous les choisissez bien, ces morceaux. Mais pensez-vous vraiment que des Français puissent comprendre Shakspeare ?

— Le peu que nous en comprenons, madame, suffit pour nous prouver qu’il avait beaucoup de talent.

— C’est égal, M. Brogues se met quelquefois dans la tète des idées bien singulières. Donner un précepteur à ses filles !.. Est-ce une place agréable, monsieur Tristan, que celle de précepteur de jeunes filles ?

— On me la rend fort douce, madame, par l’amitié qu’on me témoigne.

— Je vous en félicite ; mais M. Brogues n’avait pas songé à tout. M lle Sidonie est fort jolie, je la trouve même tout à fait belle... Que serait-il arrivé, monsieur Tristan, si vous étiez tombé amoureux de cette charmante fille ?

— C’est un malheur dont le ciel m’a préservé.

— Et maintenant, continua-t-elle en français, arrivons à notre affaire. Quoique mon fils parle peu, il vous a dit sans doute sur quel sujet je désirais m’entretenir avec vous. Je vous prie de répondre à mes questions avec une entière franchise, qualité assez rare en France, et de votre côté, soyez sûr que rien de ce que vous me direz ne sortira d’ici. Vous pouvez compter sur ma discrétion, sur ma loyauté d’Anglaise.

Peu s’en fallut que je ne lui demandasse pourquoi elle se condamnait à rester dans un pays corrompu jusqu’aux moelles, au lieu d’aller vivre dans sa discrète et loyale Angleterre, où elle avait une fille mariée. Je préférai la saluer respectueusement, et elle entra aussitôt en matière.

— Je ne sais, dit-elle, quelle lubie est venue à mon fils de vouloir entrer par alliance dans la famille Brogues. Ce sont des gens contre lesquels j’ai de grands préjugés, qu’on ne m’ôtera jamais.

— Il est bon, madame, de se défier de ses préjugés.

— Oh ! permettez. J’avais un grand-oncle, colonel de cavalerie, qui m’a appris, quand j’étais toute petite, que les préjugés sont