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mesure, c’est l’observation indulgente et doucement émue, non pas de l’infamie, ni même du mal, mais du moindre bien ; c’est la vue moyenne de la moyenne humanité.

En écoutant Gens de bien, savez-vous à quoi je songeais ? À une autre œuvre, supérieure celle-là et qui finit sur les sommets, à la Terre promise, de M. Paul Bourget. Certaines analogies, certaines différences aussi m’apparaissaient entre la fière moralité du roman et la plus humble moralité de la comédie, et les deux leçons, bien qu’en fait elles se contredisent, me semblaient conciliables au fond, également justes toutes deux, également d’accord avec les événemens et les caractères. Pourquoi Francis Nayrac ne peut-il épouser Henriette Scilly comme Adrien Dubreuil épouse Suzanne Herbelot ? Parce que des confidences surprises (et de quelle tragique manière ! ) ont tué dans l’âme d’Henriette un idéal qui ne saurait plus revivre. L’obstacle insurmontable est moins ici la faute de Francis, que la révélation atroce, et qui faillit être meurtrière, de cette faute. Dans Gens de bien au contraire, la fiancée ignore tout ; seule, la sage Mme Herbelot a été avertie et c’est elle qui sauve la situation. Avertie à temps, ne croyez-vous pas que la noble Mme Scilly l’eût sauvée de même ? Par certains côtés, ces deux rares belles-mères me semblent dignes de se connaître et de se comprendre. Et que les deux œuvres, ce beau roman et cette charmante comédie, ne puissent ni ne doivent finir de même sorte, cela établit entre elles non pas une opposition, mais une différence seulement. Terre promise est plus selon l’idéal et Gens de bien selon la réalité.

La comédie de M. Denier est excellemment jouée par MM. Lagrange et Michel, Mmes Grassot et Samary, pour ne citer que les rôles principaux. Et les rôles secondaires ne sont pas non plus mal tenus.

Il nous reste peu de place pour constater que les deux premiers actes de Lysistrata sont assez plaisans, les deux derniers fort ennuyeux, tous les quatre d’une gaillardise vraiment par trop libre, trop facile aussi, et qui d’ailleurs ne ressemble pas à l’impudeur, fût-ce à l’obscénité en quelque sorte mythique, symbolique, je dirai presque religieuse des anciens. Que la Lysistrata originale ne pût être appropriée (c’est le mot) au théâtre contemporain, cela ne faisait pas question. Mais l’avoir accommodée au goût du jour, à notre convenance, ou à notre inconvenance, cela ne me paraît pas plus d’un vrai poète, qu’il ne serait d’un artiste, peintre ou sculpteur, d’habiller à la mode actuelle une fresque ou un bronze libertin de Pompéi. L’indécence païenne avait, ou du moins à travers dix-neuf siècles elle nous paraît avoir eu je ne sais quoi d’instinctif, de sincère, de vaguement sérieux qui l’excuse et que, voulue et artificielle, la grivoiserie moderne rapetisse et travestit.