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demandait rien, pas de réparation d’aucune sorte, pourquoi l’humilier ainsi ? La voyant en cet état, le père Sureau comprend que l’amant de sa fille est le fils Dubreuil. Ainsi depuis une demi-heure on se moquait de lui (il a le droit de le croire) ; on abusait de sa confiance ! Et voilà le bonhomme en fureur ; il jure, tempête, fait du tapage, et le pauvre M. Dubreuil n’évite un esclandre affreux qu’en fourrant à la porte la famille Sureau tout entière.

Une pareille scène a complètement retourné notre Dubreuil, et le revirement n’a rien que de vraisemblable : — « Voyez-vous ce goujat, ce mal élevé ! Moi qui lui demandais sa fille pour mon fils ! .. » — Notez qu’il ne la lui a pas demandée, il en avait eu seulement l’intention ; mais nous prenons aisément nos intentions pour des actes, surtout quand nos actes, comme c’est ici le cas, n’ont pas été tout à fait à la hauteur de nos intentions. Quoi qu’il en soit, elles ont radicalement changé, les intentions de Dubreuil, et quand Mme Herbelot arrive pour connaître le résultat de l’entrevue Sureau, elle trouve dans l’âme de nos gens de bien les doutes presque éclaircis, les scrupules plus qu’à demi levés. Je dis presque, je dis à demi, car la finesse morale de l’œuvre et des caractères tient surtout à ces à-peu-près. Mme Herbelot n’a pas de peine à terminer les choses. De plus en plus en l’écoutant, les Dubreuil se rendent. Oui, reddition véritable, dont ils ont conscience avec un peu de gêne, pour ne pas dire de honte. Décidément on servira une pension à Léontine, on assurera l’avenir de l’enfant. La bonne Mme Herbelot y veillera elle-même en secret. Adrien sera le mari de Suzanne, et, sa future belle-mère en répond, après une pareille aventure, le meilleur des maris.

Je crois que j’ai fort mal narré cette pièce, délicate à raconter, comme toutes celles qui valent par les faits moins que par les sentimens et les caractères. De ces caractères mêmes, je crains d’avoir donné une idée inexacte, insuffisante plutôt, à la fois sommaire et banale. L’analyse ci-dessus, quand je la relis, me semble pesante, et la comédie de M. Denier est avant tout légère, aussi éloignée que possible de la lourdeur et de l’outrance. Gens de bien ! Quelles canailles on n’eût pas manqué de nous présenter au Théâtre-Libre sous ce nom ! Avec quel parti-pris d’ironie, de mépris, de cruauté comme on disait naguère, de « rosserie » comme ils disent maintenant en plus joli langage ! Un « jeune » de chez M. Antoine eût fait ainsi. Par hasard et par bonheur, M. Denier a la jeunesse indulgente. Il aime seulement à noter avec une ironie douce, un peu mélancolique, les petites taches des plus purs, les petites faiblesses des plus forts. Il n’en triomphe pas au moins ; il ne s’en indigne pas non plus ; il les voit et sans amertume il en sourit. Déjà dans les Jobards, M. Denier avait montré, nous nous rappelons avec quelle sensibilité et quelle délicatesse