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fonder un empire temporel ni de s’asseoir sur un trône qui croulera au premier jour. Dans un entretien qu’il eut à Rahad avec le père Ohrwalder, le mahdi lui annonça qu’après avoir conquis tout le Soudan, il prendrait l’Egypte, qui ne lui opposerait qu’une faible résistance, qu’ensuite il attaquerait La Mecque, où se livrerait la plus sanglante des batailles, que de La Mecque il se rendrait à Jérusalem, qu’à peine y serait-il arrivé, Jésus-Christ, qu’il appelait Sayidna Isa, descendrait du ciel pour lui rendre témoignage, qu’avant sa mort tous les peuples l’auraient reconnu pour mahdi et se convertiraient à l’islamisme. Il ne cherchait pas à rien fonder, à rien organiser ; il accomplissait par l’ordre de Dieu une œuvre de sublime destruction. Le Seigneur l’avait chargé de préparer son avènement en balayant toutes les poussières impures. Voilà ce qu’il expliquait avec son éloquence africaine, voilà ce que signifiait son éternel sourire, qui faisait passer un frisson d’enthousiasme dans le cœur des croyans et inspirait aux sceptiques de secrètes inquiétudes.

Était-il sincère ? ne l’était-il pas ? C’est une question que le père Ohrwalder a résolue tour à tour dans des sens opposés. Il nous le représente tantôt comme un fanatique convaincu, comme un visionnaire croyant de toute son âme à sa mission vengeresse, tantôt comme un grand comédien, un hypocrite savant dans l’art de prendre les hommes par des grimaces. Si le père Ohrwalder avait été plus philosophe, il aurait compris qu’on peut être à la fois comédien et fanatique. « On commence, a dit Voltaire, par être dupe et on finit par être fripon dans le grand jeu de la vie humaine. » Le Soudan ne connaît pas d’autres héros que les aventuriers religieux, et ces aventuriers ne seraient suivis de personne s’ils ne prenaient pas leurs rêves au sérieux, s’ils ne mêlaient à leur astuce et à leurs impostures un grain de sincérité. Quand les députés des églises presbytériennes se présentèrent dans l’antichambre de Cromwell et demandèrent à lui parler, il leur fit répondre « qu’il était retiré et cherchait le Seigneur. » Puis il dit à ses confidens : « Ces faquins-là s’imaginent que nous cherchons le Seigneur, et nous ne cherchons que le tire-bouchon. » Mais Cromwell ne serait pas devenu le maître de l’Angleterre s’il n’avait eu dans sa jeunesse ses jours de candeur et de bonne foi, où il cherchait sincèrement le Seigneur. Au Soudan comme en Europe, les charlatans les plus habiles à faire valoir et à débiter leur drogue sont ceux qui y croient à moitié.

Mais ce qui est particulier au Soudan, c’est la prodigieuse facilité avec laquelle les caractères s’y forment et s’y corrompent, s’y font et s’y défont. L’Africain est un enfant, son cœur tourne à tous les vents, bons ou mauvais ; il est à la merci des circonstances, qui les métamorphosent en peu de temps ; c’est assez d’un jour pour mûrir le fruit