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prédicateurs plébéiens, protégés par l’immunité ecclésiastique, se sont permises au XIIIe siècle. Ils ont provoqué plus d’une fois à la haine des bourgeois, des baillis, des clercs prébendiers et fainéans : « Les gouverneurs de notre temps, dit Evrard du Val des Écoliers, sont comme les aveugles qui ont des chiens pour les conduire. Ces chiens s’appellent conseillers, baillis, prévôts, et ce sont bien, à proprement parler, des chiens, qui toujours applaudissent à leurs maîtres avec leurs queues caressantes et poursuivent les étrangers, surtout les petites gens, les bonnes gens, pour les mordre et les déchirer. » Les rois même n’étaient pas épargnés. « C’est la coutume, dit Daniel de Paris, de faire une grande fête quand naît le fils d’un roi ; j’ai vu cela en France. À plus forte raison doit-on fêter en ce jour de Noël la naissance du fils du roi du Paradis. Les autres princes viennent au monde, non pour nous donner quelque chose, mais au contraire pour nous prendre du nôtre. Quand ils ont quelque dette, il faut que les sujets la paient ou soient mis en prison pour eux, et la prison même ne les dispensera pas de payer. Mais le fils du roi céleste est venu, lui, pour solder nos dettes ; et pour nous racheter, il a subi la captivité. » Frère Daniel n’est pas dupe non plus de la noblesse : « Chevaliers de carton, s’écrie-t-il, s’ils étaient au moins comme ceux qui sont peints sur ces murailles, ne faisant ni bien ni mal. » — Quand un prédicateur du XIIIe siècle est amené à nommer l’un ou l’autre de ces deux éternels ennemis du pauvre, l’usurier (c’est-à-dire, en ce temps-là, le financier, voire le trafiquant), et l’avocat, c’est un déluge d’invectives. Au fond de cette pieuse horreur des diseurs de messes pour les professions lucratives, n’y avait-il point un peu d’envie ? Le naïf dépit d’Eudes de Cheriton l’a laissé croire : « O la belle science que celle de la loi Turpilienne et de la loi Aquiline ; elle rapporte plus en une heure que les offices et les cantiques d’un curé pendant toute l’année ! »

On possède les noms et des fragmens plus ou moins étendus de deux ou trois cents prédicateurs de cette espèce. De cette vaste bibliothèque, encore presque entièrement manuscrite, quelques figures sympathiques ressortent avec un relief saisissant. M. Hauréau a magistralement retracé naguère, dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions[1], la plus curieuse, celle de Robert de Sorbon. — Ah ! l’honnête homme, le brave homme que ce fondateur, trop longtemps méconnu, de notre maison de Sorbonne ; si fin, d’une finesse de bon bourgeois, sous sa fruste apparence, si abondant en propos malicieux, si français, si vif, si fier. Il était chanoine de Paris ; il était devenu riche après avoir été

  1. Tome XXXI, 2e partie.