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Les Turcs vinrent une première fois, sous prétexte de pourchasser des gens de Khora, qu’ils avaient l’autorisation de tuer. Un homme nouvellement marié, dont la jeune femme était enceinte, fut tiré de la maison où il se cachait, amené dans la rue, les mains liées derrière le dos. On le fit mettre à genoux, sous les yeux de sa femme, et on lui coupa la tête. Un paysan fugitif fut emmené hors du village ; un iourouk le poussait, lui frappant la nuque avec un couteau qui coupait mal. Le meurtrier, renonçant à se servir du tranchant ébréché, voulut trouer le cou avec la pointe. Pour faire entrer la lame, il frappait sur le manche avec une pierre. Comme l’homme ne mourait pas, il lui tira un coup de pistolet à bout portant. Le témoin put se sauver et se réfugier à Andros.

Je ne multiplierai pas ces dépositions. Le procès est instruit, et le jugement de l’histoire est définitivement fixé sur ce forfait. Au reste, le châtiment ne s’est pas fait attendre. La fin du capitan-pacha fut terrible et grotesque. La razzia terminée, il avait invité à son bord les réis-effendi, commandans des navires placés sous ses ordres. On avait fait de grands préparatifs pour célébrer la dernière nuit de la lune de Ramazan. Les vergues étaient illuminées. Sur les grands plats de fer battu, les monceaux de pilaf attendaient les convives. Les hauts dignitaires de la marine ottomane avaient compté sans un pauvre marin de Psara, très humble et très illettré, qui n’était pas convié à ces ripailles, mais qui rôdait dans l’Archipel, en quête d’héroïques aventures. Pour faire éclater cet énorme vaisseau en une débandade de planches éparses, pour faire sauter, dans un immense incendie, toute cette mascarade de pachas ivres, il a suffi d’une chose presque invisible et insaisissable : le brûlot, j’allais dire la torpille de Kanaris. Le bon brûlotier avait été prévenu que la cale du vaisseau-amiral recelait un grand nombre d’esclaves chrétiennes : il n’hésita pas…

Et maintenant, la mer est redevenue souriante ; la terre a continué de fleurir ; le cœur souffrant des hommes s’est repris à l’espoir ; mais, dans la transparence des eaux, dans les profondeurs du sol rajeuni, dans l’accueil confiant des visages, on retrouve toujours, en brusques visions de débris, de deuils et de ruines, l’horreur des douleurs récentes et l’amertume des ressentimens inapaisés.


GASTON DESCHAMPS.