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leur promettant l’aman, et en envoyant vers eux quelques consuls qui furent assez naïfs pour se prêter, de bonne foi, à cette ignoble supercherie. L’amiral turc amenait avec lui ses exécuteurs : des bachi-bozouks de Roumélie, des zeybecks et des iourouks d’Asie-Mineure, tout ce que l’empire contenait de plus féroce et de plus lâche. Les aventuriers étaient venus en grand nombre, ardens à la curée, attirés par ce pays riche en récoltes, en monnaies d’or et en femmes. Au jour fixé pour le guet-apens, toute cette meute fut empilée dans des barques, avec des pistolets et des couteaux, et le carnage commença. Des régimens entiers assiégèrent courageusement des villages de trois cents âmes. Pour beaucoup, cette tuerie fut une bonne affaire, un gigantesque bakchich. On égorgeait, on brûlait tout le jour ; le soir, on comptait les paras sur lesquels on avait fait main basse ; on supputait le prix des esclaves, des moutons, des chèvres, entassés pêle-mêle dans les églises profanées. Les enfans et les femmes échappaient à la mort : leur jeunesse et leur beauté les sauvaient du massacre pour les livrer sur place à un assaut de violences, ou pour les réserver à la honte du harem. On les emmena en longs troupeaux ; on les exposa et on les vendit dans les bazars de Smyrne, de Constantinople et de Brousse. Tout ce qui résistait était tué sans merci. À Mesta, une jeune fille criait et se débattait contre un Arnaute : le forcené empoigna la chevelure dénouée, renversa le col, et trancha, d’un coup de sabre, la tête charmante. Celui qui m’a raconté cette scène l’a vue de ses propres yeux.

En effet, longtemps après cette boucherie, quelques-uns de ceux qui avaient été vendus comme esclaves sont revenus dans l’île dépeuplée. Presque toutes les femmes ont été perdues pour jamais, malgré les efforts que leurs parens ont faits pour les retrouver. Mais plusieurs enfans ont été rachetés, et ils achèvent, dans le village natal, une vie attristée par de trop cruels souvenirs. J’ai connu deux ou trois de ces pauvres gens ; j’ai vu leurs yeux, quand je leur parlais de l’année terrible, se voiler de stupeur, et, malgré leur hésitation à conter de pareilles misères, j’ai pu recueillir leur témoignage. L’un avait douze ans lorsqu’arriva l’inoubliable désastre. Un bey l’emmena sur une barque, à Kara-Bournou, en Anatolie, et le donna comme esclave à sa femme. On ne le garda pas dans cette maison parce qu’il pleurait sans cesse, ayant peur d’un grand nègre qui servait avec lui. Il fut conduit à Smyrne et mis en vente. Il se rappela que les acheteurs lui regardaient les mains, les bras, et qu’il pleurait. Un nouveau maître l’emmena à Kiutahia. De là, d’étape en étape, il vint jusqu’à Alep, où la femme du consul anglais l’acheta et lui rendit la liberté.

Un autre, qui habite Élata, avait à peu près quinze ans en 1822.