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l’autel. Ce sont là des témoins qui attestent, mieux que tous les récits, l’atrocité du carnage. J’ai tenu dans mes mains une des têtes éparses dans cet ossuaire : le crâne était tailladé de cinq coups de sabre ; quatre de ces blessures avaient entamé l’os ; la cinquième seule avait donné la mort.

Le célèbre tableau d’Eugène Delacroix représente un cavalier du désert, qui traîne à la queue de son cheval une vierge échevelée et nue, dont les beaux bras sont tordus d’épouvante. Le romantisme a fait trop d’honneur aux bourreaux de l’île de Chio. Ils ne furent pas si poétiques. Ils n’eurent point cette grandeur farouche ni cette magnificence dans la férocité. Le massacre de Chio n’a pas été une horreur sublime, mais un crime vulgaire et mesquin, une collection d’assassinats sans risques, froidement commis. Ce u coup n fut longuement prémédité. Le sultan Mahmoud avait l’habitude de répondre à tous les succès des Grecs insurgés, en ordonnant des massacres, des viols et des rapts, dans des pays sans défense où il n’y avait que des femmes, des enfans ou des marchands inoffensifs. Après le premier exploit de Kanaris, vite on avait brûlé la ville commerçante et tranquille de Cydonie. L’amiral turc fut vaincu à Samos : c’est pourquoi on coupa des têtes à Chypre pendant trente jours. La ville de Tripolitza, en Morée, ayant été prise par les Palikares, les habitans de Cassandra, en Macédoine, furent livrés à des bandes d’Arnautes. Le sultan voulait de nouvelles représailles pour terrifier les raïas et faire réfléchir les nations de l’Europe. Il n’eut garde de fixer son choix sur l’île de Crète, où ses nizams auraient été reçus à coups de fusil. Chio était une proie facile et ne s’attendait à rien, ayant toujours vécu en bonne intelligence avec la Porte, ayant même refusé de prendre part à l’insurrection de l’Hellade et des îles. Les Chiotes avaient toujours été les plus doux, les plus dociles, les plus timides de tous les raïas. Les sociétés secrètes qui se proposaient de réveiller le peuple grec n’avaient pas même daigné les initiera leurs projets de résurrection nationale. Le 8 mai 1821, l’intrépide Tombasis, avec quinze bricks d’Hydra et dix goélettes de Psara, s’était présenté devant l’île, et, ses avances patriotiques ayant été mal accueillies, il s’était retiré. Les habitans de Chio, pour donner de nouvelles garanties de leur soumission, avaient remis aux Turcs beaucoup d’argent, de nombreux otages et toutes leurs armes : on leur avait enlevé jusqu’aux petits couteaux qui leur servaient à couper leur pain.

C’est à ce moment, le jour de Pâques de l’année 1822, que le capitan-pacha vint mouiller dans la rade, avec sept vaisseaux et huit frégates. Comme beaucoup de gens, affolés par la vue de cette flotte, s’étaient sauvés dans la montagne, on les fit descendre, en