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intérieurement, parce qu’elle autorise la flânerie et permet aux yeux de se reposer sur les parties douces et caressantes du décor. Au premier aspect, ce paysage semble trop sec, trop brûlé de soleil. La poussière du chemin, les pierres des murs, les flancs argentés et nus des montagnes donnent soif. Les collines sont pelées comme des dos d’ânes, semées, par place, de maigres buissons qui se cramponnent aux roches calcaires. On a banni du pays du mastic toutes les futaies qui pourraient attirer à elles la sève de la terre. À peine, ça et là, quelques caroubiers et quelques cyprès. Tout a été abandonné au petit lentisque nain qui tord ses branches parmi les cailloux, et qui est la richesse et la gloire de l’île. Le cavalier, plus haut que les arbres, chemine à ciel ouvert, sans ombre. Mais cette aridité donne au pays un charme particulier, une coloration chaude, légèrement atténuée par des verdures pâles. Un peu avant d’arriver au village d’Aghios-Georgios, près d’une tour génoise dont la masse soutient un aqueduc ancien, la vue est très étendue et très belle. Au loin, le Campos étale, comme une oasis, ses bouquets d’orangers, d’amandiers, de citronniers et d’oliviers. Le triangle du mont Korakari est gris perle, moucheté de petites plaques vertes, par les broussailles clairsemées, marbré d’ombres mobiles par les nuages qui passent. Vers l’Orient, la mer luit, incandescente, étamée d’éclairs qui éblouissent, et plissée de remous qui chatoient. Les caps sombres s’allongent sur l’azur. L’île de Psara ébauche sa silhouette bleuâtre à l’horizon. Des baies et des anses, où dorment des barques amarrées, creusent leurs lignes courbes dans les terres, au pied des falaises. Au large, des caïques lointains ouvrent leurs voiles, qui s’étendent comme de grandes ailes blanches et semblent frissonner d’aise au souffle des brises qui attiédissent l’ardeur du jour.

Les soirs sont très doux dans cette sauvage contrée. Le soleil disparaît derrière les collines, mais, au-dessus des eaux violettes, le ciel d’or est semblable à un immense vitrail, tandis que la première étoile s’allume dans des pâleurs nacrées, comme une paillette d’argent.

On rencontre, dans les chemins qui courent entre les lentisques, des paysans en tarbouch écarlate et en culottes à la zouave ; ils poussent devant eux, avec un petit bâton pointu qui sert à piquer les croupes rétives, de grands mulets chargés de foin et de paille. De robustes filles passent, assises sur des baudets, parmi des paniers et des cruches. Parfois, on croise un solide gaillard, tenant en main la bride d’une jolie mule qui porte, sur un cacolet rouge constellé de clous d’or, un flottement de voiles multicolores, protégés par une large ombrelle : c’est une femme riche, une