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le vent qui vient des fenêtres ouvertes et du toit démoli. Puis, nous nous asseyons, avec le général et son état-major, dans un petit corps de garde, où est pendu, parmi les toiles d’araignée, un fort beau sabre à poignée d’argent. Deux vigoureux gaillards m’apportent un énorme pavé, une pierre avec des lettres (iasli-tach), qui sert de siège dans le mess des officiers. Hélas ! c’est simplement l’épitaphe latine d’une haute et puissante dame, épouse vertueuse d’un Justiniani. Heureusement, dans le mur extérieur de la caserne, une inscription grecque assez ancienne montre ses lettres pointues et régulières. Vite, Kharalambos, muni de son éponge et de sa brosse, en prend l’estampage au milieu d’un cercle de curiosités et de commentaires ; et cette bonne fortune me sauve du ridicule d’avoir dérangé pour rien un général et tout un bataillon.

Le Castro a été si solidement bâti, qu’il a résisté aux nombreux tremblemens de terre qui ont secoué et dévasté l’île. Les grosses tours rondes, dentelées de créneaux, compliquées de bastions et surchargées d’échauguettes, sont encore debout. Au-dessus de l’arc des hautes portes, dans la lourde maçonnerie, on aperçoit l’écusson martelé des Justiniani ou les armes de la république de Venise. Le podestat, la mahone, les nobles habitaient dans cette enceinte de hautes murailles, autour de l’hôpital et de la cathédrale Saint-Dominique. Les Turcs ont voulu s’y installer aussi, et y sont restés quelque temps. Mais les tremblemens de terre ont jeté bas leurs maisons, leurs mosquées, leurs bains, dont on voit encore les salles béantes et les voûtes défoncées, toute leur cité caduque et éphémère, œuvre fragile d’un peuple nomade qui ne reconstruit jamais ce qui tombe, et qui laisse derrière lui des gîtes abandonnés, comme au temps où il plantait ses tentes de peaux de chèvres dans la steppe natale. Ces pans de mur resteront ainsi, penchés et croulans parmi les éboulis de pierres ; l’herbe poussera dans l’amoncellement des ruines, jusqu’au jour où la ferme volonté d’un nouveau conquérant viendra remplacer la résignation de l’Islam.

En se promenant sur le dallage des larges remparts, parmi les bombardes enclouées et les boulets épars qui dorment au soleil dans des lits de fleurs, on songe au passé mort, et l’on évoque le moyen âge occidental. On aperçoit, dans les chemins de ronde, des reflets de piques, des profils d’arquebusiers casqués et corsetés de fer. Mais l’éclatant décor où la vieille forteresse achève de mourir rappelle si peu les verdures humides, les ciels brouillés et les horizons flottans où les châteaux d’Occident dressent leur masse grise ! L’embrasure de chaque créneau encadre un paysage de vives et nettes couleurs. Vers l’Anatolie, les côtes prochaines sont roses au bout de la mer bleue. Dans la rade claire, les caïques enluminés se reflètent