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d’amasser de l’argent, les plus dures fatigues et les plus lointains voyages ne l’effraient pas. J’ai connu un garçon de vingt-cinq ans qui avait suivi au Soudan l’armée anglaise, achetant aux Arabes des troupeaux qu’il revendait en détail aux officiers du général Wolseley. Il y a des gens de Chio dans tous les comptoirs où l’on trafique et où l’on gagne. L’île envoie des colonies de commerçans à Alexandrie, Odessa, Marseille, Trieste, Manchester, Bombay, Calcutta. Ces colons ont une préférence marquée pour l’Angleterre et pour les possessions anglaises. De fait, leur flegme pratique et raisonnable ressemble assez au calme britannique. Ils ont, comme les Anglais, l’aptitude au calcul, le don des combinaisons commerciales, l’amour d’un certain confortable pratique, la capacité de s’associer et de s’organiser en groupes sociaux, selon des règles et des coutumes, qui ressemblent assez, malgré la présence d’un maître étranger, à une sorte de self-government.

Cet exil volontaire et ces lointaines absences n’affaiblissent point leur amour du sol natal, et leur désir d’y garder, à défaut d’un bon gîte, une bonne renommée. Il y a, dans ce patriotisme tenace, à la fois un réel attachement au sol et une grande envie d’étaler, aux yeux des compatriotes qui sont restés chez eux, le prestige des richesses acquises. Lorsqu’ils ne peuvent revenir autour du clocher, ils envoient de loin des sommes d’argent pour l’entretien des écoles, la construction des églises, la fondation des établissemens de bienfaisance. Grâce à ces contributions spontanées, la caisse de la communauté grecque de Chio a pu bâtir et conserver, en pays conquis, à deux pas de la caserne des nizams, malgré tous les fléaux et tous les meurtres, une espèce de ville libre, rattachée à la Porte ottomane par l’obligation de payer certaines taxes, mais gardant ses institutions, ses coutumes, ses métiers, véritable îlot de richesse, de culture intellectuelle et d’industrie, dans le délabrement et la torpeur de l’empire turc. Soixante ans avant la révolution grecque, il y avait déjà dans l’île un hôpital qui pouvait contenir deux cents malades, un lazaret, une école publique où l’on enseignait le grec ancien et la langue française, une bibliothèque, une imprimerie. Les soies, les taffetas et les velours de Chio faisaient concurrence aux produits d’Alep, de Damas, de Brousse, même de Lyon[1]. Choiseul-Gouffier disait : « Scio est la ville du Levant la mieux bâtie. Les maisons, construites par les Génois et les Vénitiens, ont une élégance et des agrémens qu’on est étonné de rencontrer dans l’archipel… L’aspect

  1. Chio n’est pas la seule communauté qui ait donné cet exemple. Il y aurait une très intéressante monographie à faire de la ville d’Ambélakia, en Thessalie, qui a trouvé, elle aussi, le moyen de vivre et de prospérer en pleine barbarie, jusqu’au jour où les industries occidentales ont tué son commerce.