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gouvernement des saints, » alors tout-puissant et qu’inspirait Fénelon. On sait, en effet, les sentimens de l’archevêque de Cambrai pour ces fastueux créanciers de l’État, et qu’il proposait de leur faire faillite tout simplement, l’Église interdisant l’usure.

D’ailleurs, si cet ordre faisait violence à messieurs les comédiens, il ne violait nullement la scène de Molière, qui était toute prête, elle aussi, à recevoir Turcaret. On ne compte pas, en effet, moins d’une douzaine de pièces de théâtre qui avaient préparé les voies et offert des modèles à Lesage. Une revue rapide de ces antécédens littéraires de Turcaret achèvera de déterminer l’opportunité et la portée historique de cette comédie, tout en mesurant l’originalité de son héros.


III

Une esquisse de Molière fut le premier modèle de Lesage. M. Harpin, receveur des tailles des 269 paroisses de l’élection d’Angoulême taxée à 400,000 livres, est un financier notable. Il a le verbe haut, et quand il vient troubler la fête, en déclarant « qu’il n’est point d’humeur à payer les violons pour faire danser les autres, » il a déjà le ton et l’encolure de Turcaret. Poussez le rôle au premier plan ; prêtez à M. Harpin les versets grotesques de Tibaudier ; affinez la comtesse d’Escarbagnas et son chevalier, et vous avez là, à n’en pas douter, le germe d’où naquit Turcaret.

Voici, d’ailleurs, d’autres variétés du même type dont Lesage fera son profit et qui ont contribué à lui préparer un parterre capable de supporter et d’apprécier toutes les audaces de sa pièce. C’est d’abord le financier Persillet, introduit par le malin Noland de Fatouville sur cette scène italienne que Le Sage connaît bien et à laquelle il empruntera même le nom de M. Rafle. Persillet, qui est, en outre, un usurier comme tous ses pareils, a le faste et le mauvais goût de Turcaret dans son costume « tout chargé de rubans rouges » et aussi dans le langage de ses déclarations, témoin celle-ci : — « Madame, si un peu de fortune broyée avec beaucoup d’amour pouvait rendre un homme comme moi supportable… » — Et quelle impertinence sur le chapitre des femmes ! « Il faut avouer, s’écrie le fat, que les femmes de qualité ont bien de la peine à se rendre ; il n’en échappe pourtant guère à nous autres financiers. » Il ne disait que trop vrai, comme le prouvent surabondamment les papiers secrets du surintendant Fouquet, et tant de marchés honteux, conclus, au rapport de Saint-Simon et de Mme de Sévigné, par des baronnes plus authentiques que celle