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Quel frémissement de rage alors, dans les rangs des courtisans ! « J’admirais, dit Saint-Simon, regardant Louis XIV faire les honneurs de Marly à Samuel Bernard, et je n’étais pas le seul, cette espèce de prostitution du roi. » Constatons aussi que Dangeau, dans son journal, en relatant cette fameuse promenade de Marly, qui coûta onze millions à Samuel Bernard, ne nomme que Bergheyck et reste muet sur le second compagnon de Sa Majesté, et ce silence du fidèle Dangeau nous paraîtra encore plus significatif que le gros mot de Saint-Simon. Hélas ! le roi n’était pas le seul à se prostituer, et Saint-Simon oublie que son propre beau-père, le maréchal de Lorges, « ce pauvre diable de qualité, » nous dit Bussy, « n’avait eu de solide que le bien de la fille du laquais qu’il avait épousée, » lequel était le financier Frémont. Duclos remarquera que la finance et la cour portent souvent les mêmes deuils. Il est vrai : ils portaient en même temps les uns le deuil de leur argent, les autres celui de leur honneur.

La bourgeoisie elle-même s’aigrissait contre les traitans. Longtemps elle n’avait.vu dans le faste des financiers qu’une aristocratie d’argent qui rivalisait avec celle de la naissance et il n’y avait pas là de quoi l’offusquer, bien au contraire. N’était-ce pas une aristocratie ouverte et dont les insolences la vengeaient de celles de l’autre ? Et puis la foule bourgeoise des rentiers de la ville prenait fort aisément son parti du faste et des pires débauches des partisans, pourvu qu’ils maintinssent un semblant de stabilité dans les revenus de l’État, et lui évitassent, en prêtant au roi, ces odieuses réductions de rentes, auxquelles Mazarin et Colbert avaient eu recours sans vergogne, comme leurs pires prédécesseurs. Mais ces calculs bourgeois venaient d’être singulièrement brouillés par la détresse financière qui avait suivi nos désastres. La création incessante de papier-monnaie sous différens noms, assignations, billets de subsistance, de monnaie, etc., avait mis en circulation une somme énorme de 413 millions d’effets à terme. Les ajournemens de ces billets à l’échéance, ou les cessations brusques de paiement, prolongées jusqu’à dix-huit mois (1708-1709), mettaient la foule des porteurs, des malheureux petits rentiers, à la merci des gros spéculateurs. Et ces derniers en profitaient avec une effronterie incroyable, faisant l’escompte à un taux énorme et agiotant sur les billets même qu’ils avaient souscrits et dont ils étaient la caution. On pense si les bons bourgeois avaient cessé de voir dans les traitans les garans de leurs revenus, et s’ils étaient prêts à faire chorus avec les nobles contre Turcaret ! D’ailleurs, à ces grandes friponneries, à ces « usures énormes qui feraient horreur si on les rapportait, » dit un contemporain, il faut joindre toutes ces