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et le domaine noble qui le perçoit. Dans le second cas, avec le domaine, il acquiert aussi le rang social qui en est inséparable : la terre noble n’étant pas seulement une propriété, mais aussi une dignité. Quoique l’ordonnance de 1579 ait aboli l’anoblissement par acquisition de fiefs, les droits nobles faisaient partie de la vente ; le bourgeois les payait, il avait droit d’en jouir, et il en jouit en seigneur, eût-il été, lût-il encore apothicaire, perruquier ou tondeur de chiens sur le Pont-Neuf, comme on en vit un exemple sous Louis XIII, en la personne de Lionnet qui se fit encenser, à force d’arrêts de justice, par son curé longtemps réfractaire.

Cependant tout avait été combiné par l’ancienne société pour immobiliser le domaine, organe, sinon unique, du moins le plus puissant de la vie sociale, à cause duquel surgissaient les grandes inégalités, pour empêcher de sortir de la famille cet héritage foncier que l’on nomme l’honneur ; — en Bretagne, comme en Roussillon, on dit « l’honneur de son père, » « l’honneur de sa mère, » pour désigner le bien principal, qui vous vient de l’un ou de l’autre, auquel est attaché le titre d’héritier. — De peur que les partages, qui avaient organisé la féodalité, ne finissent par l’anéantir, on avait institué, puis renforcé, le droit d’aînesse, d’abord pour les grands fiels, — « baronnie ne se départ mie entre frères, » — ensuite pour les petits. L’aîné des garçons, et, à défaut de garçons, l’aînée des filles faisait « provision à ses cadets à son pouvoir. » Dans certaines provinces où le droit d’aînesse était peu usité, comme le Languedoc, l’un des enfans, au choix du père, reçoit toujours la part du lion.

Ce bien que l’on espère conserver intact, dans son passage d’une génération à l’autre, on a cherché les moyens de forcer le détenteur à en jouir, sans le diminuer : en quelques districts de l’Est, la maison ne peut être vendue sans le consentement de l’héritier. La loi, de l’autre côté du Rhin, n’obligeait cet héritier à payer les dettes de son prédécesseur, qu’autant qu’elles ne dépassaient pas la valeur mobilière. Dans le Midi, le droit romain mettait à la disposition des vendeurs repentans ou de mauvaise foi, ou des héritiers de ces vendeurs, des « exceptions » sans nombre, qui tendaient à rendre les transmissions d’immeubles plus difficiles, en les rendant moins sûres. Le sire d’Albret, vendant une châtellenie à un seigneur du pays (1484), renonce dans l’acte, de la manière la plus solennelle, à toute réclamation ultérieure ; il trouve moyen pourtant, douze ans plus tard, de se faire donner un supplément triple du prix primitif en menaçant l’acheteur de faire valoir contre lui une clause de rescision du marché.

Le fief sortait-il, pour n’y plus rentrer, du patrimoine d’une