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propriétaire, grevé d’obligations, mais d’obligations beaucoup moindres que ne l’était la redevance antérieure. Cette redevance antérieure, celle du serf, était elle-même, pour le dire en passant, bien plus modique que tous les fermages actuels : un sixième ou un septième des récoltes ; il n’y a pas de fermier d’aujourd’hui qui ne donne davantage à son maître. Cette censive minime, ce cens coltier, comme l’appelle en Bretagne Beaumanoir, est payable en nature ou en argent ; dans ce second cas, il va se réduire à peu près à rien, par l’avilissement de la valeur numéraire et du pouvoir des métaux précieux ; dans un cas comme dans l’autre, il ne représente qu’une portion très petite du rendement de la terre exploitée.

Le censitaire profitait donc seul de toute la plus-value qu’acquérait cette terre, soit par son industrie personnelle, soit par l’industrie de ses voisins, par l’accroissement de la population, par le progrès général du pays, causes multiples qui ont fait hausser la valeur du sol. Cette plus-value, le censitaire la monnayait ; ce bénéfice, il le réalisait, en vendant à de nouveaux-venus, pour une somme souvent très forte, ce bien qu’il avait reçu gratis et qui demeurait, dans toutes les mains où il passait, chargé du cens originel, devenu, dans son immutabilité féodale, plus imperceptible et plus dérisoire de siècle en siècle. Si les familles des premiers censitaires, de ceux qui avaient pris le bien à son entrée en villenage, l’avaient conservé jusqu’aux temps modernes, on verrait, sous Louis XVI, l’hectare loué seulement trois ou quatre sous, c’est-à-dire pour le montant du cens, tandis que la terre, vingt fois vendue et revendue, rapportait alors 27 francs l’hectare en moyenne, soit 150 ou 200 fois plus.

Il y avait eu, depuis l’accensement, trois ou quatre races, trois ou quatre couches superposées de propriétaires ; et l’histoire des défricheurs primitifs, si les détails en étaient connus, serait hautement instructive pour les amateurs du partage agraire. De tous ces colons, égaux devant la nature, avec leurs bras et quelques instrumens rudimentaires pour tout capital, qui reçurent, du XIIIe au XVe siècle, des lambeaux de terrains d’une importance variant entre 10 et 150 hectares par famille, selon les provinces, les uns eurent des descendans qui, par une marche constamment ascensionnelle, entrèrent dans la bourgeoisie, puis dans la noblesse ; d’autres se ruinèrent et retombèrent dans le prolétariat. Un certain nombre mourut sans postérité, ou émigra sans laisser de trace.

Vingt et une familles des environs de Gien (Loiret) ont été suivies, par un patient observateur, pendant deux siècles, de 1450 à 1650 : au début, c’est l’aisance et presque la richesse : besoins très circonscrits et facilité très grande d’y pourvoir. Aussi est-ce