Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

concurrence avec lui, à l’homme d’église, le guéret tombe aux mains de l’homme de charrue.

Ce domaine, aux trois quarts inculte, qui nourrissait maigrement un guerrier et des serfs inertes, des centaines de moines y avaient trouvé la vie, et son prix allait décupler sous le rude effort du manant travaillant pour lui-même. Sous le règne de saint Louis, les gens du roi et, à leur exemple, les intendans des seigneurs, les procureurs des abbayes, « baillent, fieffent » ou « accensent » (car tous ces mots sont synonymes) des millions d’hectares de terre qui jusque-là n’avaient pas été dans la circulation, dont peut-être on eût été embarrassé de nommer les possesseurs.

Aussi la notion de la propriété s’affirme et se précise. Saint Thomas l’appuie de toute l’autorité de la loi canonique, dont il est, pour les contemporains, le plus haut interprète. Il se demande « s’il est permis à quelqu’un de posséder une chose en propre ; » et il répond que « le pouvoir de se procurer et de dispenser ses biens convient à l’homme ; » et que « le droit de propriété est nécessaire à la vie humaine, parce qu’on est plus soigneux de cultiver ce qu’on possède en propre, que ce qui est commun à tous ou à plusieurs ; car chacun fuit le travail et laisse à un autre ce qui regarde le bien commun… » De fait, il n’était pas indifférent au clergé d’étayer de l’autorité divine l’immutabilité de la propriété foncière ; car, avec la valeur qu’elle commençait à prendre, les revendications pouvaient aller loin, et beaucoup de descendans des donateurs primitifs prétendaient reprendre aux couvens des biens dont ils disaient avoir été dépouillés par leurs prédécesseurs au profit des moines. Il était intéressant, au moment où la possession du sol se transformait si radicalement, que la religion sanctionnât tous ces contrats. Le « docteur angélique » ajoutait, en faveur de la propriété individuelle, cet argument qui plairait aux agitateurs de nos jours, que « la paix est par là même plus facilement conservée quand chacun est content de ce qu’il a. »

Seulement il était plus facile de contenter chacun, aux XIIIe et XIVe siècles, qu’il ne le serait au XIXe, s’il plaisait à l’État de faire aujourd’hui, de vive force, ce qui fut exécuté alors de bonne grâce : l’abandon de la terre à tous les laboureurs qui voulurent en prendre, moyennant un très faible intérêt annuel à payer aux anciens propriétaires. La transaction consentie par ces derniers, en un temps où la terre était abondante et l’homme rare, où par conséquent le travail humain était plus recherché que la terre, se reproduit aujourd’hui en tous les pays placés dans des conditions identiques à celles de la France de l’an 1300. Mais il est curieux d’observer que le libre jeu des rapports naturels ait réalisé, à une époque barbare et qui ne se piquait pas d’humanitairerie, le rêve que les