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Le développement de la propriété terrienne, personnelle et entière, est un résultat récent du progrès. Au sortir de la barbarie, les Germains n’avaient pas une idée nette de la propriété ; ils n’avaient même pas de mot pour la désigner, ils la confondaient avec l’usufruit. Peu leur importait qu’un roi s’arrogeât la propriété d’une terre ; dès qu’on respectait leurs droits d’usage, qu’on leur reconnaissait la liberté d’envoyer leurs troupeaux dans les pâturages, de chercher leurs bois dans les forêts, ils s’inquiétaient peu d’une prétention qu’ils jugeaient sans conséquence.

De même la distinction se fit-elle assez tard entre la propriété privée d’un sol et sa propriété politique. Ainsi les Normands passent la mer en 1066, et la conquête de l’Angleterre consiste à s’emparer, non pas seulement du gouvernement, mais de la terre et des habitans. Les Anglo-Normands repassent le détroit lors de la guerre décent ans, trois siècles après ; ils s’emparent politiquement de la moitié de la France, mais ne dépouillent privément personne de son bien, du moins d’une façon légale. Avant que cette délimitation ne fût admise en principe, les membres de la société féodale avaient rattaché au domaine particulier tous les services publics. Les impôts, la justice, s’étaient vus englobés dans la propriété foncière ; les eaux et forêts aussi. Les rivières n’étaient pas le patrimoine banal de tous, la propriété nationale qu’elles sont aujourd’hui ; chaque seigneur les arrêtait au passage, elles lui appartenaient dans la traversée de son fief. Le duc d’Orléans afferme le Loiret, le duc de Guyenne afferme la Garonne. Le noble, d’ailleurs, n’était pas plus propriétaire de sa terre noble, que le roturier ne l’était de sa terre roturière. Si le roturier avait au-dessus de lui son seigneur, ce dernier était, pour toute vente, donation ou échange de sa terre, subordonné à son suzerain. Le suzerain prélève une forte part, — le sixième souvent, — du montant de la vente des fiefs de ses vassaux, pour prix de la ratification qu’on lui demande ; et cette ratification qui, aux temps modernes, n’était plus qu’un impôt, était de plus, aux temps féodaux, un acte facultatif du suzerain dont l’absence rendait le contrat caduc.

Et si l’on remonte au-delà des temps féodaux, on trouve la propriété individuelle plus étroite encore, et ne subsistant qu’à l’état d’exception. La règle, c’est la propriété collective, de famille, de clan, ou de commune. Les Bretons, suivant le régime des Gallois, possédaient indivis au VIIIe siècle les terres et les esclaves. Les logemens et quelques labours étaient seuls susceptibles d’être partagés ; encore le maximum d’un domaine d’homme libre était-il de quatre-vingts ares. Par amour d’une égalité farouche, les membres du clan font passer et repasser le niveau sur leurs têtes ; ils se livrent à des lotissemens compliqués de la masse agraire, qu’ils