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encore une violation de la propriété de l’homme libre, qui aurait voulu se vendre comme esclave et qui ne le peut plus, qui n’a plus la liberté de renoncer à la liberté, de disposer de lui-même en s’aliénant pour la vie à son semblable. Nos lois modernes, qui interdisent à l’homme de se vendre, ne lui permettent de se louer que pour une durée très bornée. Elles ont enlevé à l’individu la pleine propriété de son travail futur, mais elles lui ont laissé la propriété absolue de son travail présent ; elles ont voulu que le travail demeurât, dans les mains du travailleur, comme une valeur dont le revenu lui appartiendrait toujours, parce qu’il ne pourrait se dessaisir du capital. Et c’est uniquement afin qu’il conserve intacte, à toute heure, la jouissance de cette propriété, que notre législation a cru devoir ôter au travailleur le droit de la dissiper en un jour. En enchaînant sa liberté d’aujourd’hui, elle sauvegarde sa liberté de demain.

Plus on étudie les conditions dans lesquelles était jadis produit et échangé le travail national, les règles auxquelles il était soumis, et plus on trouve, dans l’examen des erreurs et des abus du passé, de motifs d’admirer le régime excellent, inauguré par Turgot et complété par la révolution de 1789. Plus on se sent porté aussi à haïr les vieilleries socialistes, présentées aujourd’hui comme des doctrines originales et d’avenir, tandis qu’elles ne sont que les langes loqueteux de notre enfance économique, secoués hier par nos pères. Nous sortons en effet du socialisme, — le mot est nouveau, mais non l’idée, — pour le travail comme pour le reste.

Les municipalités d’autrefois estimaient que les citoyens étaient propriétaires en commun du travail communal. Par suite, ils s’attribuaient le pouvoir de disposer de ce travail en maîtres, conférant à chacun d’entre eux le monopole des diverses professions : l’un aura le droit exclusif de vendre de la viande, à condition de la vendre à un prix déterminé ; l’autre, hôtelier unique, jouira du privilège de loger les étrangers de passage et paiera pour cela une redevance. Les gens qui agissaient ainsi voyaient dans le travail une propriété collective de la communauté, au lieu d’y voir seulement une propriété individuelle. D’une autre appréciation fausse, du fait de considérer le travail, non comme une propriété naturelle, mais comme une propriété acquise au premier occupant, et par suite transmissible, sont venus tous les vices des corporations.

Si différentes des nôtres sur la propriété en général, les idées anciennes ne l’étaient pas moins sur la propriété foncière en particulier. La jouissance, possédée par l’universalité des habitans, sur les bois, sur les prés, ces droits de vaine pâture si tenaces, que leurs vestiges n’ont été effacés par notre parlement que depuis un tout petit nombre d’années, paralysaient l’autorité des détenteurs du sol et ne leur laissaient qu’un titre nominal de propriétaire.