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à la disparition du servage. Il y eut, entre la fin du règne de saint Louis et le commencement de la guerre de cent ans (1270-1350), quatre-vingts ans de prospérité matérielle indéniable. On a mille preuves de l’activité avec laquelle le mainmortable, devenu libre et censitaire, peupla et se reproduisit ; ce fut un lapin dans une garenne. Chacun sait que quatre-vingts ans suffisent amplement à doubler le chiffre d’une population ; nous en avons des exemples en notre siècle ; et les découvertes modernes n’ayant à cet égard rien innové, les procédés de multiplication étant demeurés les mêmes, rien n’empêche que ce qui s’est produit en 1800 ne se soit produit en 1250.

Nous savons par les chartes, d’une façon certaine, que l’agriculture prit du temps de saint Louis un vif essor, et que les défrichemens de forêts et de terres « vaines et vagues, » appartenant, soit au roi, soit aux seigneurs, et non exploitées jusqu’alors, s’exécutèrent avec une ardeur excessive. La terre était relativement chère à la fin du XIIIe siècle : après avoir été de 135 francs seulement, en 1201-1225, et beaucoup moindre encore dans les cinquante années précédentes, le prix moyen de l’hectare monta à 206 francs en 1251-1275 et à 261 francs en 1276-1300. Les cultures furent entreprises partout à la fois, et tout naturellement les bras manquèrent.

C’est une remarque qui a l’air d’un paradoxe, mais qui n’est que strictement vraie : que le manque de bras prouve la prospérité de l’agriculture. À la fin du règne de Louis XV, on se plaignait que l’agriculture manquait de bras ; du temps de Sully aussi ; et l’on s’en est plaint en général à toutes les époques de progrès rural. Cette plainte prouve de deux choses l’une : ou la mise en valeur d’une superficie plus grande que précédemment, ou la hausse des salaires agricoles ; parce que, quand les propriétaires ou fermiers disent que les bras sont rares, cela veut surtout dire qu’ils les trouvent chers, et reculent à les payer le prix demandé.

Le prix dont on paya les services de ces serfs, à la fin du XIIIe siècle, paraît exorbitant, puisque ces malheureux qui n’étaient maîtres, ni de leur corps, ni de celui des enfans qu’ils avaient procréés, reçurent à la fois pour salaire leur propre personne, appelée à la vie civile, et un morceau de propriété foncière. Cette opération ne se fit pas, je le répète, d’une manière générale et simultanée ; il y eut entre les différentes provinces de France, et souvent dans la même province à quelques lieues de distance, de longs intervalles ; mais les régions où elle tarda le plus à s’effectuer sont précisément les portions du territoire les plus déshéritées de la nature, les pays infertiles et pauvres. Il est clair aussi