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immédiats, qu’en ce qui concerne l’affranchissement des serfs, le branle était déjà donné, et que le souverain, loin de prendre la tête d’un mouvement nouveau, se mettait à la remorque d’un mouvement qui battait son plein, suivait le courant, et voyait, dans la liberté qu’il offrait aux hominès proprii de ses domaines de leur vendre, un moyen de battre monnaie, comme lorsqu’il rouvrait aux Juifs, pour 122,000 livres payées comptant, les portes de son royaume.

Pour apprécier la part de la royauté dans la disparition du servage, il faudrait la chercher dans l’institution des « communes ; » mais il est plus impossible encore d’assigner une date précise à l’affranchissement des serfs urbains, réunis en ces sociétés d’assurance mutuelle que l’on nommait des « communes, » qu’à l’affranchissement des serfs villageois eux-mêmes. On en a fait longtemps honneur à Louis le Gros, c’est-à-dire à un roi qui n’avait pour ainsi dire pas de villes dans son domaine direct. Or, s’il est vrai que le suzerain supérieur créait des « communes » dans des territoires qui ne lui appartenaient pas immédiatement, ce ne pouvait être qu’avec l’assentiment du seigneur immédiat. Si le comte de Blois accorde à Châteaudun (1197) une charte par laquelle tous les hommes y demeurant, « excepté ceux du bourg de Chamars, » seront exempts de taille et de servitude, posséderont l’administration et la justice en premier ressort ; s’il agit ainsi dans cette localité qui a pour propriétaire le vicomte de Châteaudun, c’est évidemment d’accord avec ce vicomte. Autrement, si le suzerain le plus élevé avait pu disposer à sa guise de la propriété de ses vassaux, il n’y eût plus eu, par ce seul fait, ni fiefs ni féodalité.

Et le roi n’était pas, à cet égard, surtout du temps de Louis le Gros et de Louis le Jeune, plus en mesure de se passer de l’assentiment des grands seigneurs, que les grands seigneurs ne pouvaient eux-mêmes aller à l’encontre des châtelains qu’ils avaient dans leur dépendance. Au XIVe siècle, quand l’affranchissement fonctionnait sur une large échelle, les serfs de la campagne se libéraient souvent par leur admission frauduleuse dans une ville. Dès le XIIIe siècle, ce droit d’attrait existait déjà en plusieurs contrées ; et c’était une manière, entre seigneurs voisins, de se soutirer les hommes les uns aux autres. Non-seulement le roi, mais la plupart des princes usaient tant qu’ils pouvaient de cette escroquerie chevaleresque, vis-à-vis des fieffés, clercs ou laïques, de moindre envergure. La fuite devint ainsi le grand argument des populations mécontentes ; les cultivateurs, en maintes seigneuries, déguerpissent quand la vie leur est trop difficile, et ne rentrent dans leur ancien domicile qu’après un accord avec l’abbé, le châtelain ou le chapitre, qui améliore singulièrement leur situation.