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spontanément, par les puissans au profit des faibles, par les riches au profit des pauvres, sans être bien enclin au scepticisme, on a quelque peine à le croire. Jamais les Grecs ou les Romains ne s’étaient avisés d’affranchir en masse tous leurs esclaves, et les Américains du Sud n’ont pas montré, en ce siècle, plus de bonne volonté. En général, ceux qui proposent d’abolir l’esclavage sont ceux qui n’ont pas d’esclaves.

Faire de bonne grâce, par bonté et générosité pure, une chose contraire à ses intérêts, se dépouiller pour l’amour du prochain est trop contraire à la nature humaine pour que l’on assigne à ce désintéressement apparent des causes morales et philosophiques, voire même une cause religieuse. Évidemment, le christianisme était, en principe, hostile au servage et à l’esclavage ; mais, en pratique, il s’accommodait de l’un et de l’autre, comme d’un mal nécessaire auquel on est habitué. Le clergé, régulier ou séculier, ne prit aucune part, — comme clergé, — à la disparition du servage ; et il n’y prit, comme seigneur féodal, qu’une part identique à celle des seigneurs laïques ; affranchissant ses paysans comme ils affranchissaient les leurs, sans plus d’enthousiasme, ni plus tôt ni plus tard, et selon que les circonstances l’exigeaient. Telle charte « de grâce, » ou de libération, accordée par une abbaye bénédictine à ses vassaux, est un expédient financier : — « Le monastère est criblé de dettes ! » dit le rédacteur du document, pour s’excuser de laisser ainsi dépérir ses droits, de manger en quelque sorte son capital en aliénant la mainmorte pour de l’argent.

Cette propriété de l’homme est si naturelle, si bien dans les mœurs, que les religieux de l’ordre le plus sévère, des chartreux, qui vivent en pénitens et se condamnent, pour l’amour de Dieu, aux plus rudes privations, vendent en 1376, — époque où beaucoup de serfs étaient déjà affranchis, — leurs serfs de Coulommiers en Duesmois au duc de Bourgogne, en échange d’autres biens que ce prince leur abandonne ailleurs. Les transactions sur l’homme, après des dizaines de siècles de servitude, avant et depuis l’ère chrétienne, ne pouvaient sembler choquantes à personne.

Ce n’est pas qu’il n’y ait eu de tout temps des affranchissemens, individuels et isolés, de serfs que l’on rend tanquum de ingenuis parentibus nati ; on en voit sous Charlemagne, sous les Mérovingiens ; aussi bien en avait-on vu des centaines de milliers dans l’antiquité païenne ; et très certainement la doctrine d’égalité et de charité, prêchée par l’Évangile, ne pouvait qu’accentuer le mouvement. Un propriétaire, au milieu du Xe siècle, s’exprime ainsi : — « Au nom du Christ, me rappelant ces paroles de l’apôtre que, libres et serfs, nous sommes tous un, convaincu