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changer simplement de mains, une somme correspondante à 3,300 fr. de notre monnaie. Il est vrai que, ces contractans n’ayant pas payé les 34 livres en question, l’affaire donna lieu plus tard à litige.

Comme l’esclave antique, le serf pouvait parfois posséder des meubles ; il pouvait même posséder des serfs. On rencontre des « serfs de serfs » dès le VIIIe siècle, à Wissembourg. Un propriétaire vend « un serf avec sa femme et ses deux serfs mâles et femelles. » Quant à la terre détenue par le serf, elle ne lui est jamais concédée qu’à titre d’usufruit révocable. La seule propriété foncière compatible avec le pur servage est viagère : les serfs questaux du midi, comme les « hommes de poeste » ou de « mainmorte » du nord furent longtemps la chose du seigneur, eux, leurs enfans et leurs biens. Ceux qui faisaient valoir des « manses » ou des « bordes, » d’étendue variable, pour lesquels ils payaient à leur maître une redevance annuelle, en corvées, en produits du sol, ou en argent, pouvaient réaliser quelques économies ; mais ce pécule, à leur décès, appartenait intégralement au seigneur.

De plus, il n’y avait rien de fixe, rien de contractuel, ni dans le nombre des corvées qu’ils étaient tenus de faire, ni dans la redevance qu’ils étaient tenus de payer. Tout cela était réglé par le propriétaire, suivant son bon plaisir, « à merci. » Pour la famille serve, nulle hérédité à la mort, nulle sécurité durant la vie : « Homme serf de chef et de corps, dit-on en 1385, à Neung en Sologne, vif-taillable et mort-taillable à volonté, ne peut vendre de ses héritages (il s’agit ici des biens qu’il a acquis par lui-même) sans l’autorité et licence de son seigneur. »

Seulement, ces deux lois si dures se contredisaient un peu : si le seigneur dépouillait le serf vivant à mesure qu’il épargnait, il ne recueillait rien à sa mort ; il le décourageait même d’épargner. Dans le diocèse de Troyes les successions des mainmortables, figurant dans les recettes de l’évêché de 1350 à 1500, ne s’élèvent qu’à 5, 6 ou 7 livres ; il en est souvent de 2 ou 3 livres. L’héritage ne consiste en général que dans le produit de la vente des meubles. Un « homme de corps » en 1410 laisse pourtant 60 écus, — c’est-à-dire 510 francs selon le poids de la monnaie, et, relativement à la puissance d’achat de l’argent à cette époque, 2, 300 francs. — Si ce détenteur de 60 écus avait eu des parens proches, il est probable qu’il se fût racheté. Dès le milieu du XVe siècle, ce genre de transaction est fréquent : un seigneur vend à une serve la succession de sa mère pour 40 livres. On s’y prenait à l’avance : tel chapitre vend à un serf, pour 30 livres, l’héritage à venir de son père. Ce que l’on continuait d’appeler, dans des temps plus récens, droit de mainmorte, morte-main, ou mortuaire, sorte de taxe de transmission, due par les héritiers d’un