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la vérité dramatique permit à Gluck de réaliser chez nous sa réforme et d’appliquer dans cinq chefs-d’œuvre les principes éternels méconnus par l’école italienne dégénérée. Son influence féconde domina, pendant la fin du XVIIIe siècle et le commencement du xixe, notre école nationale, qui devait retomber un peu plus tard sous l’influence dissolvante de l’Italie. Wagner, avec des moyens nouveaux et le puissant levier d’un talent poétique supérieur, a apporté à la solution du problème sa forte volonté et aussi cette âpre intransigeance qui fait le fond de sa nature. Il a secoué la léthargie. Le problème ardu s’impose actuellement à la méditation de tous les compositeurs qui ont l’ambition d’écrire pour le théâtre. Il n’est plus possible aujourd’hui de travailler « selon la formule. » Ceux qui croiraient pouvoir échapper à l’obligation de réfléchir, en copiant servilement Wagner, tomberaient dans une bien dangereuse erreur. Ce n’est pas à l’application d’un système, quel qu’il soit, que Wagner doit les prodigieux effets qu’il produit, c’est à la puissance de ses conceptions poétiques et aux réformes qu’il a apportées à l’organisation matérielle du théâtre musical. C’est sans doute aussi beaucoup à son génie de musicien, mais ce n’est pas à l’emploi d’un « procédé » musical.

En subordonnant l’élément simple, la « monodie, » aux combinaisons polyphoniques, la voix humaine aux instrumens, Wagner a obéi à un besoin de sa nature, à une vocation impérieuse de symphoniste. Ses premiers opéras, vraiment originaux (sauf Rienzi) par la conception poétique et le coloris instrumental, sont souvent, au point de vue de l’invention « monodique » ou mélodique, entachés de réminiscences et parfois de vulgarités. Wagner n’a secoué le joug de l’imitation, son génie n’a été vraiment émancipé et n’a battu son plein que le jour où il a osé reléguer au second plan la monodie vocale. Wagner est un géant : ce qu’il a fait est bien fait, puisqu’il nous a mis à même de jouir de ses conceptions d’une grandeur parfois surhumaine. Tout artiste a non-seulement le droit, mais le devoir de travailler à conquérir la plus haute spontanéité dont sa nature soit capable. Ce libre développement, Wagner ne pouvait l’atteindre qu’en subordonnant ses facultés limitées de créateur monodiste à ses facultés presque illimitées de symphoniste. Est-ce à dire que la relégation de la voix comme interprète direct du sentiment soit une condition sine qua non de la vérité dans le drame lyrique et de l’unité dans l’œuvre d’art ? Nous ne le croyons pas. Tous les leitmotiv du monde ne vaudront jamais une belle phrase mélodique originale, inspirée, adéquate aux paroles, confiée directement au chanteur. Le plus éloquent interprète du sentiment humain, c’est la voix : on n’est jamais si bien servi que par soi-même.